Après douze années de kirchnerisme (2003-2015), la victoire du candidat néolibéral d’Alianza Cambiemos, Mauricio Macri, à l’élection présidentielle en Argentine en novembre dernier a été à la fois une surprise et une source d’inquiétude pour le mouvement des entreprises récupérées par les travailleur-ses (ERT). En effet, une partie de ses acteurs avait soutenu activement la candidature de Daniel Scoli. Car, si la politique conduite par Cristina Fernández de Kirchner (2007-2015) à leur égard était loin d’être irréprochable, il existait un modus vivendi qui permettait au mouvement de continuer à croître, à se stabiliser et à bénéficier de certains programmes publics. D’ailleurs, depuis 2002, le mouvement n’a cessé de se renforcer et 41 nouvelles entreprises ont encore été récupérées en 2014-2015, portant leur nombre à 362.De ce point de vue, l’investiture de Macri a marqué une inflexion politique, économique et sociale notable aux niveaux national et régional. L’option néolibérale engagée a impacté directement les ERT, le mouvement coopératif en général et l’ensemble des travailleur-ses et des classes populaires. Pour illustrer les difficultés auxquelles les ERT se trouvent confrontées, notamment celles résultant des hausses de prix de l’énergie, nous publions ci-dessous la traduction d’un article paru dans le journal Pagina12 1.
Dans son dernier rapport, paru en mai dernier, le programme interdisciplinaire Facultad Abierta de l’université de Buenos Aires, qui contribue depuis 2002 activement à l’étude des expériences des ERT, tente de dresser l’état de la situation et des conséquences observées lors des premiers mois du gouvernement 2. Il fournit également des éléments aux travailleur-se-s et à leurs organisations pour analyser les évolutions en cours.
Un ensemble de décisions politiques prises par ce gouvernement a engagé le pays sur la voie de la récession, qui affecte directement les conditions de vie des couches populaires et l’économie du pays : la dévaluation du peso, qui se situait à plus de 40% début mai, a profondément renchéri tous les produits payés en dollars ; l’inflation cumulée sur un an est de l’ordre de 40% ; les transports dans le Grand Buenos Aires ont augmenté de 100% ; la chute de l’activité industrielle est de 6,7% ; en quelques mois, 150 000 travailleurs des secteurs public et privé ont été licenciés ; 5 000 commerces et de 1 700 entreprises ont fermé ; l’ouverture aux importations s’est substituée à la production nationale et a accentué le chômage. Dans ce contexte, les ERT, nées de la crise, des liquidations et des pratiques frauduleuses des entrepreneurs, qui utilisèrent les travailleurs comme variable d’ajustement, tentent de continuer à produire dans un contexte de plus en plus périlleux pour leur survie. Pour l’instant, le nouveau gouvernement n’a adopté aucune mesure pour les soutenir et manifeste au contraire une indifférence, voire une hostilité, vis-à-vis de ces expériences.
Jusqu’en décembre 2015, les ERT bénéficiaient de programmes impulsés par différents ministères. Indépendamment de leurs limites, et en l’absence de politiques économiques favorables à l’autogestion, ceux-ci constituaient un soutien non négligeable pour certaines entreprises, notamment le « Programa Trabajo Autogestionado » développé par le ministère du travail. Le changement est notable et certains programmes ont même cessé dès l’investiture du nouveau président. De plus, non seulement les politiques spécifiques ont disparu mais le nouveau gouvernement n’envisage pas de dialoguer avec les acteurs des ERT. Il se contente de déléguer à certains fonctionnaires, qui ne connaissent absolument pas le sujet, l’enregistrement de leurs revendications. La nouvelle politique se traduit par un véto systématique à toute loi d’expropriation, par l’arrêt des achats aux coopératives, par une offensive judiciaire importante, par un renforcement de la répression et par la vente des ERT en difficulté.
Pour les rapporteurs de Facultad Abierta, la situation est « clairement préoccupante » et tout indique « qu’il existe une offensive contre les ERT sur plusieurs fronts ». Si elle ne se traduit pas encore par une attaque directe de la part du gouvernement, il y a un « changement important dans l’attitude de l’État »: « Qu’elle soit planifiée ou non, la politique menée ressemble à une attaque par différentes voies au nom de la justification idéologique basée sur l’investissement et l’efficience en termes de marché. » Ce n’est pas totalement un hasard que le nouveau pouvoir ait ciblé le mouvement des ERT principalement issu de la crise de 2001 et qui a réussi à se pérenniser et à se renforcer jusqu’à constituer une force non négligeable.
Les entreprises récupérées dans les cordes
L’augmentation très importante des tarifs d’électricité et de gaz met en péril des centaines de coopératives
Par Javier Lewkowicz
Les entreprises récupérées, qui emploient plus de 15 000 personnes, sont confrontées à des hausses tarifaires d’énergie qui s’élèvent jusqu’à 800%, ce qui remet en cause leur pérennité. Pagina/12 a eu accès aux données actualisées du secteur et présente des cas concrets de coopératives qui souffrent des augmentations dans un contexte de chute des ventes, de hausse du crédit et des intrants et de l’augmentation des importations. Beaucoup d’entre-elles ont engagé des recours pour atténuer ses hausses et ont demandé à bénéficier du tarif social, ce que leur refuse le gouvernement. Jusqu’à maintenant, le seul geste concédé par le gouvernement de Mauricio Macri, qui dans la pratique a été décidé par le secrétariat de l’énergie, a été de permettre que les entreprises recensées dans un registre national spécifique ne paient que 50% de la somme alors que le cabinet de Juan José Aranguren (NdT : Ministre de l’énergie et des mines et ancien président de Shell Argentine (2003-2015) s’est donné 90 jours pour évaluer la situation.
Selon le Centre de documentation des entreprises récupérées, il existe 362 entreprises récupérées dans le pays, qui emploient 15 321 travailleurs. Le dernier rapport, qui n’a pas encore été publié, a actualisé ces données en avril dernier. Le rapport précédent fournissait les données jusqu’en décembre 2013. Depuis cette date, 41 nouvelles entreprises ont été récupérées par les travailleurs. En nombre d’ERT et de travailleurs, un peu plus de la moitié se situe dans le Grand Buenos Aires (114) et dans la ville de Buenos Aires (71).
Une majorité des entreprises se concentre dans les secteurs de la métallurgie (70), de l’alimentation (49), de l’imprimerie (38), du textile (28), de la gastronomie (25), de l’agroalimentaire (viande) (25) et de la construction (18), suivie par les secteurs de la santé, du bois (scieries), de l’éducation, de la chimie, des moyens de communication, du transport, de l’industrie du cuir, du verre, du commerce, des carburants, de l’hôtellerie, etc.
«Quelques mois après l’installation du gouvernement de Mauricio Macri, les impacts les plus évidents sur le secteur résultent à la fois de l’augmentation généralisée des intrants, de la baisse abrupte de la consommation, de l’ouverture des importations, de la dévaluation qui a eu pour conséquence l’importation d’intrants et a concurrencé les produits nationaux, mais ils sont principalement liés aux énormes augmentations tarifaires, notamment celles de l’électricité et du gaz », explique Andrés Ruggeri, directeur du programme Faculté ouverte. Il ajoute que « l’impact le plus important, qui a provoqué la réaction des travailleurs, est l’augmentation tarifaire ».
Le rapport illustre cette description avec plusieurs exemples. À Buenos Aires, pour l’imprimerie récupérée Chilavert, la facture d’électricité est passée de 3 000 à 15 000 pesos d’un mois sur l’autre, soit une augmentation de 400%; pour le restaurant Alé Alé, elle est passée de 7 500 à 22 000 pesos (+ 193%); pour l’hôtel Bauen, elle est passée de 24 000 à 100 000 pesos (+ 317%); et pour la pizzeria La Casona, la progression a été de 425%.
Dans la province de Buenos Aires, pour l’entreprise métallurgique 19 de diciembre, la facture est passée de 6 000 à 24 000 pesos (+ 300%), pour l’imprimerie Madygraf de Pilar de 38 000 à 230 000 pesos (+ 500%), pour l’abattoir Subpga de 100 000 à 850 000 pesos (+ 750%). À Neuquén, pour l’entreprise de céramique Fasinpat, elle est passée de 360 000 à 1,6 million de pesos (+ 344%). Á Tandil, l’entreprise métallurgique Ronicevi récupérée il y a quatre ans et qui compte 42 associés, la facture d’électricité est passée de 32 565 pesos en décembre à 62 166 pesos en avril.
Un autre cas significatif est celui de l’imprimerie Idelgraff, située à Munro, qui a été récupérée en 2008 et constituée en coopérative en 2009. Les douze opérateurs graphiques ont maintenu l’activité de l’imprimerie, mais l’augmentation des tarifs a mis les comptes en difficulté : la facture de Edenor est passée de 1 998 pesos le 15 janvier à 3 061 le 16 février, puis à 8 794 pesos le 15 avril, dans un contexte de forte baisse des ventes.
Gisela Bustos, l’avocate de plusieurs entreprises récupérées, a présenté deux recours collectifs pour le compte de six entreprises de San Martín et de sept de Buenos Aires: « Nous avons également engagé des procédures au ministère de l’énergie et nous sommes en train de faire circuler une pétition. La situation est très grave. Dans certains cas, nous avons des hausses de 900%. En attendant que la justice statue, les entreprises peuvent être contraintes de fermer. La solution de fond est que les ERT aient accès à un tarif social. Ce serait la solution la plus adaptée. Il s’agit d’entités sans but lucratif, qui en plus assument des fonctions sociales avec les bibliothèques et la préparation au Bac populaire (bachilleratos populares) dans leurs locaux. Le tarif social exige que la personne n’ait pas de revenus supérieurs à douze mille pesos et c’est exactement notre situation, parce qu’aucun travailleur ne perçoit mensuellement ou n’approche ce montant. Le tarif social correspond donc mais le gouvernement nous met volontairement des bâtons dans les roues », explique Bustos à Pagina/12.
« Pour le secteur des ERT, la contraction du marché conjuguée à l’augmentation des tarifs et un changement notable dans les relations avec l’État et elle a débouché sur une impasse qui empêche toute croissance et complique leur insertion sur le marché d’un point de vue capitalistique et dans le secteur productif cartellisé », indique Santiago Luis Hernández, vice-président de l’Institut de promotion de l’économie solidaire (IPES) de la province de Buenos Aires.
La situation est très délicate aussi bien pour les ERT de taille moyenne – qui sont déjà stabilisées sur le marché – que pour les petites et très petites entreprises (TPE). Une des entreprises les plus importantes du secteur, l’usine de tracteurs Pauny, située à Las Var Lillas (Cordoba), vient de recevoir une facture d’électricité qui est passée de 820 000 à 1,8 million pesos, ce qui se traduit par une répercussion de 9% sur le prix final. « De plus, avec la dévaluation, le prix du fer a augmenté mais il n’est pas possible de le répercuter car nous sortirions du marché. Le résultat est que nous perdons de la rentabilité et que nous ne pouvons pas investir parce que l’accès au crédit avec les taux actuels est compliqué », indiquent les représentants de l’entreprise qui concentre 650 travailleurs.
Antonia appartient à la Coopérative 10 de Noviembre, située à Lomas del Mirador, La Matanza. Il s’agit d’une filature récupérée en 2007 qui a fermé à la suite d’un problème entre les associés alors qu’elle avait une activité soutenue. « Nous travaillons à façon, le client nous fournit la matière première et nous fournissons la main d’œuvre. Avant, la facture d’électricité s’élevait à 7 500 pesos, en mars elle a doublé à 15 000, avant de passer à 35 000 puis à 45 000 pesos, malgré une consommation légèrement moindre. Ces derniers temps, cela se passait bien, nous avions engagé deux jeunes mais cela nous a condamnés, nous ne pouvons plus incorporer personne parce que tout est accaparé par l’électricité. Nous sommes 18 familles et si nous continuons ainsi nous allons devoir nous séparer de quelques-unes. » Alors qu’Antonia et les autres associées percevaient 1 600 pesos par semaine, après les augmentations des tarifs, leur salaire a été réduit à 1 400 pesos par semaine, et ce malgré l’inflation.
Cueroflex, installée à San Martin et récupérée il y a quatre ans, emploie 80 travailleurs qui recyclent le cuir. Les ventes aux chausseurs et aux fabricants de ceintures ont baissé de 30 à 40%. Dans ce contexte, la facture d’électricité est passée de 59 452 pesos le 4 février à 321 757 le 5 mai, soit une augmentation de 441%. « Si nous pouvions transférer les coûts dans les prix, la situation serait gérable mais, ce n’est pas possible dans ce contexte de chute des ventes. Notre activité a baissé et notre salaire automatiquement. Si cette situation se prolonge, nous terminerons tous à la rue. Nous payons l’électricité collectivement mais nous ne pouvons pas demander plus aux travailleurs », raconte Jorge.
L’ERT de textile Acetato Argentino, qui emploie 80 personnes à Quilmes, est confrontée à une chute des ventes de 60% du fait de l’effondrement du marché interne et de l’ouverture des importations, qui ont conduit les marques à cesser leurs achats. Cette baisse d’activité a entraîné une réduction de sa consommation électrique, qui est passée de 117 840 kW en avril 2015 à 46 560 kW en avril 2016. Pour autant, la facture électrique a progressé de 33 619 à 110 522 pesos.
« Les tarifs sont une partie d’un problème plus global. Il y a une chute de l’activité, une hausse des taux d’intérêts, un accroissement des prix des matières premières et des services », explique José Abelli, représentant du mouvement d’entreprises récupérées, affilié au groupe Autogestion, coopérativisme et travail (Actra). Il cite l’exemple de l’ERT Cristalería Vitrofin, située à Cañada de Gómez dans la province de Santa Fe et qui emploie 90 travailleurs. Sa principale dépense est le gaz, qui représente 38% des coûts de production, parce qu’elle utilise des fours à très haute température. La production a baissé de plus de 35% alors que la facture de gaz est passée de 70 000 à 280 000 pesos. « La perspective est la fermeture. Il est impossible de répercuter cette augmentation des coûts dans les prix de vente. A plus forte raison, avec l’arrivée du cristal en provenance de Tchécoslovaquie et de Russie à des prix défiant toute concurrence grâce au dumping social», précise Abelli. Il mentionne également le cas de l’usine de pâtes fraiches et pâtés en croûte de Mil Hojas, qui emploie 90 travailleurs: « Le kilo de farine est passé de 2,2 à 3,9 pesos, la production a chuté de 35% et la facture d’électricité a triplé de 50 000 à 150 000 pesos. » Abelli évoque également la situation de Pauny et de l’ERT La Cabaña, une usine de 46 travailleurs située à Rosario qui produit du beurre et de la crème, dont le loyer s’est envolé en progressant de 90 000 à 170 000 pesos et dont la facture d’électricité est passée de 40 000 à 120 000 pesos. « Ce sont des entreprises qui ne reçoivent aucune aide de l’État et qui sont totalement dirigées par leurs travailleurs », ajoute Abelli.
Autre cas significatif, celui de la Coopérative des textiles Pigüé, récupérée par les travailleurs ex-Gatic, dont la facture mensuelle de gaz due à Camuzzi Gas Pampeana a augmenté de 600%. Elle compte 150 associés directs et des salariés indirects. « Je ne sais pas si ce prix correspond au coût réel du gaz. Mais, d’un mois à l’autre, l’augmentation a été si brutale et intervient dans un contexte économique très difficile, où nous produisons entre 25% et 30% de toile en moins qu’en décembre, à cause de la réduction de la demande », explique Marcos Santicchia, le président de la coopérative.
La coopérative El Palmar, située à Laferrere, a été récupérée en 2001 et fabrique des agglomérés pour la construction. « En février, nous avons commencé à observer une baisse des ventes de 30% conjuguée à la forte hausse des coûts parce que nous utilisons beaucoup de gasoil, de liquides hydrauliques et des huiles. Dans ce contexte, la hausse importante du prix de l’énergie nous a mis dans une situation quasi insoutenable. Avant, nous payions 40 000 pesos par mois, puis nous sommes passés à 350 000 et ensuite à 370 000 pesos. La situation est désespérante parce que cela a impliqué immédiatement une forte chute des revenus des associés », explique l’associé Alberto Fernández.
Dans la fonderie La Matanza, récupérée en 2002 et comptant 70 associés, la dépense d’électricité est passée de 25 000 à 80 000 pesos et celle de gaz de 30 000 à 130 000 pesos. « Comment faisons-nous pour résister ? S’il y a du travail, il est possible de faire face, mais si en plus il n’y en a pas cela devient impossible », indique un travailleur de la coopérative. Autre cas évoqué, celui des entrepôts frigorifiques Bragado, récupérés en 2006: « Pour l’électricité, nous payions entre 28 000 et 29 000 pesos mensuels et maintenant nous en sommes à 70 000. Pour l’eau, nous payions entre 18 000 et 19 000 pesos par mois et maintenant nous en sommes à 50 000. Cela devient impossible à gérer », explique Carlos Alietti, président de lacoopérative.
Article publié le 30 mai 2016 dans le Journal Pagina12, Buenos Aires. http://www.pagina12.com.ar/diario/economia/2-300542-2016-05-30.html
(Traduction Richard Neuville)
Notes:
- Javier Lewkowicz, “Recuperadas contra las cuerdas – El tarifazo de luz y gas pone en riesgo a cientos de cooperativas”, Pagina12, Buenos Aires, 30 mai 2016. http://www.pagina12.com.ar/diario/economia/2-300542-2016-05-30.html ↩
- Las empresas recuperadas por los trabajadores en los comienzos del gobierno de Mauricio Macri. Estado de situación a mayo de 2016. Programa Facultad Abierta/Centro de Documentación de Empresas Recuperadas, Secretaría de Extensión Universitaria y Bienestar Estudiantil, Facultad de Filosofía y letras, Universidad de Buenos Aires, Mayo de 2016, 35p. Consultable sur le site Recuperadas: http://www.recuperadasdoc.com.ar/informe-mayo-2016.pdf ↩