En 1844, quelques tisserands de l’agglomération de Manchester décident de former une coopérative. Plutôt que de s’organiser en tant que producteurs pour vendre leur production, ils choisissent de prendre le parti des usagers et de les organiser en coopérative afin qu’ils construisent ensemble leur filières d’approvisionnement. Cette expérience sera à l’origine du puissant mouvement des coopératives de consommation en Grande-Bretagne et inspirera notamment en France Charles Gide et « l’école de Nîmes ».
Constatant que le niveau de vie des travailleurs est tout autant dépendant des salaires donnés par les manufacturiers que par les entreprises qui décident du niveau des prix, 28 tisserands se regroupent et forment en 1844 une association d’un type radicalement nouveau : la société des pionniers équitables de Rochdale (The Rochdale Society of Equitable Pioneers). Plutôt que de se positionner comme une association de producteurs qui cherche à écouler leur propre production, ils organisent un regroupement de consommateurs qui vont accumuler un capital dans l’unique objectif d’apporter « des avantages financiers et d’améliorer les conditions sociales et domestiques de ses membres ». La première action qu’ils entreprennent est « l’établissement d’un magasin d’alimentation, d’habillement et autres » 1, qui permet notamment d’écouler la production des tisserands, mais celle-ci est immédiatement suivies d’autres objectifs tels que la construction de logements, la mise en place d’unités de « fabrication d’articles que la société déterminera » 2, la location de bâtiments ou de terres agricoles. La construction de cette association est originale : elle part des besoins de ses membres pour déterminer ce qu’il faut produire en associant prioritairement ses membres dépourvus de travail : « pour l’emploi de ses membres qui peuvent être sans emploi ou qui peuvent souffrir des conséquences de réductions répétées de leur salaire » 3, « qui seront cultivées par les membres qui pourraient être sans emploi ou dont le travail serait mal rémunéré » 4. En clair, on voit apparaître au travers de cette expérience de Rochdale, une véritable tentative de créer une société alternative dans laquelle producteurs et consommateurs coopèrent pour le bien commun, établissant une « colonie en métropole d’intérêts communs et autosuffisante » 5.
La question du capital, ne pouvant nullement être évacuée, sera abordée de la façon empirique. Chaque membre entrant dans l’association doit souscrire quatre parts de une livre (£1) chacune, étant entendu que le paiement des ces parts sera progressif (1 shilling par part à l’admission, soit 1/20£, puis 3 pence par semaine, soit 1/80£) jusqu’au paiement complet des parts. Le document initial prévoit que pour ouvrir le magasin, il est nécessaire de réunir 1000 £, donc 250 membres. La rémunération de ses parts se fera sur la base d’un intérêt annuel de 3,5%, le reste du profit de l’association devant être répartie au prorata des achats de chacun. Alors que dans une entreprise capitaliste traditionnelle, la détention de parts donne un droit intégral aux bénéfices, dans la société des pionniers équitables, cette rémunération est fixe et limitée à 3,5%. Le surplus, plutôt que d’être remis aux détenteurs de parts, est distribué aux consommateurs qui sont la finalité de l’entreprise. D’une quarantaine de souscripteurs à ses débuts, ceux-ci seront 390 en 1849 et plus de 10 000 en 1880. Une des stipulations de cette association est « d’aider d’autres sociétés à établir de telles colonies » 6, ce qui préfigure un des principes de la coopération moderne qui est l’aide mutuelle entre coopératives.
Cette expérience sera imitée un petit peu partout dans le pays et les pionniers de Rochdale sont aujourd’hui vus comme les précurseurs des coopératives de consommation du Royaume-Uni, un des pays dont le secteur coopératif est le plus développé au monde avec en tête, le Co-operative Group regroupant plus de 100 000 salariés 7 et plus de sept millions de membres. Ce groupement coopératif trouve son origine quelques vingt ans après les pionniers de Rochdale en 1863, avec la constitution de la North of England Co-operative Society qui deviendra plus tard la célèbre Co-operative Wholesale Society (CWS). En France, l’expérience des Pionniers équitables de Rochdale inspirera vers la fin du XIXe siècle Charles Gide et « l’école de Nîmes ».
Notes:
- The establishment of a store for the sale of provision and clothing, &C. ↩
- The manufacture of such articles as the society may determine upon. ↩
- For the employment of such members as may be without employment, or who may be suffering in consequence of repeated reductions in their wages. ↩
- Which shall be cultivated by the members who may be out of employment, or whose labour may be badly remunerated. ↩
- To establish a self-supporting home-colony or united interests. ↩
- Assist other societies in establishing such colonies. ↩
- Dont les deux tiers sont à temps partiel (choisi ou subi ?)… ↩