eg03Au lendemain de la sanglante défaite de la Commune de Paris, le mouvement ouvrier cherche les voies de sa reconstruction. Les coopératives ouvrières de production ou de consommation en sont un des moyens. Pourtant, celles-ci font l’objet d’âpres débats entre ceux qui défendent cette forme d’auto-organisation sociale et économique et ceux qui la dénoncent comme illusoires. L’histoire de la coopérative L’Égalitaire dans le 10e arrondissement de Paris illustre tous les enjeux de ce débat qui n’est pas sans ressembler à celui qui existe de nos jours autour de l’autogestion.

Dans son numéro du 28 juin 1876, Le Rappel, journal républicain, fait paraître un appel « aux citoyens du 10e arrondissement de Paris » à la constitution d’une « coopérative alimentaire » car déclarent ses initiateurs « la route la plus sure pour arriver au bien-être général est l’émancipation économique des travailleurs ». Parmi les initiateurs de cet appel, on trouve Léon Guérin, membre de la chambre syndicale des pianos et orgues, André Murat, mécanicien, ancien adjoint au maire du 10e arrondissement de Paris élu en 1870 et fondateur et ancien animateur de la première équipe dirigeante de la Première internationale influencée par le proudhonisme (il est présent en 1864 au meeting de Londres qui verra la naissance de l’Association internationale des travailleurs), Louis Pagèze, qui, plus tard, participera à la Revue socialiste avec Benoit Malon et enfin Boudin, marchand de vin. Le 31 août 1876, 31 sociétaires fondent la coopérative. Trois mois après sa fondation, la coopérative L’égalitaire, comme d’autres coopératives, participe au premier congrès ouvrier qui discutera notamment des coopératives de production et de consommation. À ses débuts, la coopérative propose des articles d’épicerie et du vin. Les prix pratiqués sont entre 14 et 17 % moins chers que dans le commerce, à une époque où, dans le revenu ouvrier, l’alimentation comptait pour 80% des dépenses. Pour Murat, un de ses fondateurs, la coopérative ne doit pas limiter à la vente de produits de consommation. En cette période « où il n’y avait aucune liberté de réunion…ils [les coopérateurs] se dirent que l’Égalitaire serait un excellent centre pour se trouver réunis, causer des affaires publiques après avoir fait les affaires de la société, en un mot avoir une action politique plus efficace que leurs efforts isolés ».

Le développement de la coopérative

Le 26 septembre 1876, la coopérative s’installe dans un petit local au 31, rue de la Chopinette (aujourd’hui rue Sainte-Marthe). À ses débuts, le magasin est ouvert le dimanche matin et trois fois par semaine. Quatre ans après sa fondation, l’Égalitaire propose de nombreux produits : épicerie, parfumerie, articles de droguerie, ustensiles de ménages, bonneterie et liqueurs. En 1883, le magasin est ouvert toute la journée et un salarié embauché. Une boucherie charcuterie est ouverte à proximité du magasin et une caisse de prévoyance au profit des sociétaires est créée.

En 1877, le nombre de sociétaires double et le 31 décembre 1888, ils sont 1 214 adhérents et 285 sociétaires. Les membres de la coopérative ont le choix entre deux statuts différents : adhérents ou sociétaires. Les adhérents versent une cotisation de 5 francs et peuvent acheter les produits de la coopérative. Les sociétaires doivent verser 50 francs et disposent d’un droit de vote dans la gestion de la coopérative. La répartition des bénéfices se fait entre les sociétaires au pro rata du montant de leurs achats. Le versement des 50 francs peut être échelonné. La coopérative est administrée par 18 membres et une commission de contrôle de 13 membres. S’ajoute une commission d’enquête de 6 membres. Trois absences consécutives aux réunions peuvent entraîner la perte de qualité de sociétaire. Les membres des organes de gestion sont renouvelés par tiers tous les six mois. À l’issue d’un mandat, ils ne peuvent pas être membres d’une commission pendant six mois. Les assemblées générales des sociétaires sont organisées le dimanche tous les trois mois.

En 1887, l’Égalitaire achète un terrain au 17 rue Sambre-et-Meuse, non loin de la rue de la Chopinette, et y fait construire un immeuble composé de vastes caves, d’un rez-de-chaussée et d’un étage où, outre un grand magasin de vente de détail, il y a trois salles de réunion aux parois mobiles qui permettent de disposer d’une grande salle réunion. Des syndicats et des organisations ouvrières y organisent des réunions.

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Une coopérative militante

Lorsqu’en 1896 la verrerie d’Albi se transforme en coopérative de production, l’Égalitaire la soutient activement. Elle souscrit des actions de la nouvelle coopérative mais surtout s’engage à lui acheter des bouteilles à 20 % au-dessus du prix pratiqué dans le commerce. Plus tard, lorsque la coopérative, soutenue par Jean Jaurès, connaît des difficultés financières, 100 000 francs sont réunis et avancés aux verriers d’Albi par l’Égalitaire et une autre coopérative, l’Avenir de Plaisance. Cependant, parmi les sociétaires de l’Égalitaire, ce prêt est mal vécu. La colère gronde contre ce qui est compris comme un détournement de fonds. Des pétitions circulent contre cette avance de fonds aux lointains verriers. Une assemblée générale est rapidement réunie un dimanche. Alfred Hamelin du comité  de soutien parisien de la verrerie est présent. Il rassure les 4 000 sociétaires présents et les convainc politiquement de la justesse de cet acte de solidarité.

La même année, l’Égalitaire participe avec l’Avenir de Plaisance (3 000 sociétaires) à la création d’une Bourse des sociétés coopératives à laquelle se joignent d’autres petites coopératives. Son siège est installé dans les locaux dans l’Égalitaire. Des débats divisent rapidement la Bourse entre ceux qui préfèrent un mouvement coopératif politiquement neutre et ceux qui le conçoivent comme un instrument d’émancipation du prolétariat. Pour chaque sociétaire membre de la Bourse, 10 centimes étaient versés pour la propagande socialiste (publication de brochures, universités populaires…). Cependant en 1900, signe peut-être du désinvestissement dans la coopérative de militants politiques au profit de l’action dans les partis ouvriers ou encore d’une crise de croissance, l’Égalitaire déclare à la Bourse les réticences de ses membres à ce versement militant et quitte la Bourse ; elle y reviendra quelques années plus tard.

Au début de 20e siècle, l’Égalitaire atteint désormais les 4 millions de chiffre d’affaires, possède deux immeubles, compte 8 000 sociétaires et a reversé depuis sa fondation 720 000 francs de « ristourne » à ses membres. En 1908, elle emploie 67 personnes qui créeront leur propre syndicat. Cette syndicalisation provoquera de nombreux débats au sein de la coopérative. Elle est, pour certains, « la négation de tout idéal social puisque les coopératives devraient être l’embryon de la société future espérée par les travailleurs ». Pourtant, les débats évoluent puisqu’en 1909, la coopérative l’Égalitaire, lors du congrès de la Bourse, défend une motion obligeant les coopératives à recruter leur personnel parmi les membres de syndicats affiliés à la CGT.

Lors de l’assemblée générale du 14 octobre 1906, il est décidé d’installer une permanence pour recueillir des souscriptions et des abonnements à l’Humanité « considérant qu’il est de notre devoir de sauver, par tous les moyens possibles, cet organe seul digne de représenter et de défendre les intérêts des coopérateurs ». La coopérative versera en outre 200 francs au quotidien socialiste. L’engagement de différentes coopératives en faveur du quotidien a été massif. À elles seules, elles souscriront 206 actions du journal, les syndicats 95 et les groupes politiques seulement 94.

En 1908, l’Égalitaire compte 7 376 sociétaires et depuis deux ans assure même des livraisons à domicile. Elle organise la même année une excursion de soutien aux terrassiers en grève de Draveil à la forêt de Sénart à laquelle un millier de personnes prennent part « au son de l’Internationale » jouée par l’harmonie de la coopérative.

À l’approche de la grande guerre impérialiste, un projet de concentration commerciale des coopératives engloutit l’Égalitaire. En 1914, celle-ci devient une succursale de la toute nouvelle Union des coopérateurs parisiens. Une autre histoire commence. Les militants ouvriers s’éloignent des organes de gestion, les professionnels du commerce s’imposent.
Après des multiples cessions, l’immeuble de l’Égalitaire est repris en 1927 par la Librairie du travail qui se veut une coopérative d’édition et de diffusion. Le 17, rue Sambre-et-Meuse devient un lieu de rencontres de syndicalistes révolutionnaires et de militants antistaliniens. Sont édités notamment des ouvrages de Trotsky, Victor Serge, Pierre Monatte, Alfred Rosmer ou Rosa Luxembourg. Malheureusement une faillite en 1938 entraîne la vente de son stock aux enchères – quelle tristesse.

La chute de l’Égalitaire remplira d’aise les détracteurs des coopératives, comme ceux aujourd’hui de l’autogestion, qui y verront au bout du compte l’impossibilité pour les opprimés et les exploités d’organiser, avant le grand Soir libérateur, un espace social et économique qui leur soit propre et qui batte en brèche la loi du Capital. Ce n’était pas l’avis de la CGT qui invite ses militants à son congrès de 1900 à s’investir dans les conseils d’administration des coopératives, « ou en créer de nouvelles… et y faire appliquer dans la plus large mesure le principe communiste ». Au crédit de cette aventure, on relèvera la longévité de l’Égalitaire et ses trente-huit années d’activités. Ensuite, on notera son importante contribution économique au bien-être social immédiat. En effet, dans un arrondissement dont la population évolue sur la période (1876-1914) de 130 à 150 000 habitants, on peut considérer qu’entre 5 et 15%, selon les années, de la population du 10e arrondissement de Paris a bénéficié de l’avantage économique de consommer auprès de la coopérative. Enfin, on soulignera qu’elle a également constitué un espace d’échanges et d’activités politiques, libres de toute contrainte, indépendantes de l’État et a participé, à sa mesure, à la reconstruction d’une conscience socialiste dans les années qui ont suivi la défaite de la Commune de Paris. En 1910, Louis Hélies, futur député SFIO, jugeait de façon un peu mécanique que «  la coopération c’est école primaire, le syndicalisme, c’est l’école secondaire et l’action générale c’est le Parti ». À coup sûr, l’Égalitaire aura été au 19e siècle  une université d’excellence de l’autogestion.

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