Lip a eu un impact immédiat et à long terme en Italie. Deux témoignages nous sont parvenus à l’occasion des journées des 18 et 19 juin, et n’avaient pu – pour des raisons techniques – être lus et vus. Il s’agit de celui de Leo Ceglia, de Fargas, et de Gigi Malabarba, de RiMaflow, expérience dont nous avons déjà parlé sur notre site, et du réseau Fuorimercato autogeztione in movimiento. En voici le contenu.
Leo Ceglia (FARGAS)
À Fargas, nous posions déjà des questions gênantes en 1975. Nous étions dans l’autogestion. L’autogestion en tant que forme de lutte pour la défense du lieu de travail connaissait une petite flambée dans ces années-là. De France nous étaient parvenues les nouvelles de LIP à Besançon, une usine de montres, dont les travailleurs ont occupé l’usine pour défendre leurs emplois, et ont commencé à produire directement et à vendre pour soutenir la lutte également sur le plan économique. En Italie, ici à Milan, la FIM[1] de Piergiorgio Tiboni avait repris la proposition des Fargas. À la même époque, à Milan et dans sa province, Fioravanti (tortellini) et Coelettron, puis Electronradio, suivent le mouvement.
Ainsi, dans les défilés syndicaux de l’époque ou dans les fêtes de gauche, on pouvait acheter directement aux travailleurs des poêles et des chauffe-eau, des tortellini et des radios portables. Le PCI et la CGIL s’y opposaient. Selon eux, il s’agissait de luttes chaotiques et sans issue. La FIM, ouvertement, et l’UILM[2], tièdement, y étaient en revanche favorables. Au départ, les groupes étaient tous d’accord et même un peu enthousiastes. Rappelez-vous les slogans de l’époque ? La classe ouvrière doit tout diriger – Maison, école, usine et quartier, le prolétariat en lutte pour le pouvoir – L’émancipation des travailleurs doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes… Et si l’on prenait le pouvoir ? Il faudrait faire tourner les usines sans les patrons et leurs cadres serviles, il faudrait apprendre à le faire soi-même. L’autogestion pourrait permettre et enseigner tout cela. Et de fait, beaucoup d’entre nous ont commencé à étudier tout ce qui concerne le cycle de travail afin d’être autonomes en cas de besoin.
L’autogestion nous a été accordée par le tribunal (la propriété privée n’a pas été supprimée), ce qui nous a permis de produire et de vendre en attendant qu’un autre propriétaire reprenne l’entreprise. Bien sûr, nous n’avons pas dû mettre la clé sous la porte. Une étude universitaire nous a assuré que nous avions un marché, que le produit était bon, que nous pouvions essayer. Et nous avons essayé. Au travail, nous étions organisés comme avant, la chaîne de montage était la même et on ne pouvait pas la changer. Certains camarades autonomes et camarades de la LC (heureusement pas tous, car le leader incontesté de l’usine, Piero Tedoldi, était de Lotta Continua) ont commencé à dire que l’autogestion était une sorte d’auto exploitation, pour être gentil, et certains sont allés jusqu’à dire que les camarades en charge de l’autogestion étaient les nouveaux patrons. Nous qui aimions discuter et essayer de comprendre, nous avons été un peu surpris mais nous avons réussi à ne pas les rejeter. Heureusement, il y avait aussi la vente de produits.
Elle a suivi deux canaux, le réseau traditionnel reconstruit et entretenu avec beaucoup d’efforts, et celui des ventes directes et solidaires. Je dois dire que la solidarité a été très forte et de grande qualité. Nous avons même gardé certains samedis et dimanches ouverts à la vente, et la publicité était assurée par des personnalités comme Dario Fo et Franca Rame, Enzo Iannacci, et PFM, qui ont fait des spectacles et des concerts pour soutenir notre lutte. À partir de 1976, Radio Popolare est venue s’ajouter.
Finalement, nous avons trouvé un patron. Il s’appelait Noah. Lorsqu’il est arrivé en 1977, il a offert à tout le monde une caisse de bon vin. Nous nous sommes dit au revoir en portant des toasts dans le département à Noël. En janvier 1978, nous sommes retournés à l’usine et le patron s’était enfui. Nous ne l’avons jamais revu. Nous avons encore occupé l’usine pendant quelques mois, puis nous avons abandonné. Non sans avoir installé tout le monde dans les usines de la région (on avait encore la force de faire de telles opérations à l’époque). Moi qui avais obtenu mon diplôme et étais inscrit à l’université, j’ai été appelé par le maire de Novate pour enseigner au centre de formation professionnelle local.
Que dire de cette expérience ? C’était merveilleux et je le referais. Mais nos slogans et nos études étaient un peu en décalage. Ils se heurtaient à la réalité, pour ainsi dire. Au fil des jours et des années, la prise de conscience s’est accrue. Le pouvoir doit être ouvrier, avons-nous crié. Un ouvrier allait même jusqu’à dire à l’autre, qui jusqu’à la veille travaillait à ses côtés et comme lui, qu’il était devenu un nouveau maître. On en voulait aux patrons, mais pour sauver son emploi, il fallait en trouver un autre (qu’il se révèle être un salaud par la suite n’enlève rien à l’amère constatation).
On pouvait intervenir dans toutes les décisions, la participation aux décisions était sacrée, et tout devait être décidé démocratiquement. C’est vrai. Mais le camarade Signò, démocrate-chrétien, qui m’aimait beaucoup (et qui n’a jamais voté pour nous aux élections politiques et locales), lorsqu’il me voyait débattre avec véhémence de telle ou telle question avec des jeunes un peu « électriques », trouvait le moment de me prendre sous le bras pour me dire : « Leo, c’est une maison de fous ici » (dans un dialecte milanais strict que je ne peux pas reproduire).
[1] Fédération de la métallurgie de la CISL.
[2] Fédération de la métallurgie de l’UIL.
Gigi Malabarba (RiMaflow)
Bonjour à toutes et tous. Je suis Gigi Malabarba de RiMaflow de Trezzano sul Naviglio une entreprise récupéréé de metallurgie du secteur automobile au sud-ouest de Milan, qui depuis près de dix ans tente de donner vie à un projet d’autogestion au travail. Je fais aussi partie de la SOMS (Société ouvrière de secours mutuel) Insorgiamo, née de la lutte de GKN à Florence, une autre entreprise de métallurgie également du secteur automobile, qui s’est engagée sur le chemin de l’autogestion.
Pour nous la lutte de Lip est un point de référence, en particulier dans ma ville, Milan, où il y a eu au milieu des années 1970 quatre expériences dont une, celle de la Fargas, a duré près de trois années, de 1974 à 1977. La Fargas produisait des chauffe-eaux qui étaient distribués par les réseaux de l’ancienne entreprise, ce qui résultait de l’accord avec le tribunal qui avait autorisé pour quelque temps la coopérative à continuer à produire et à commercialiser. Nous avons donc eu ce type d’expériences.
L’autogestion ne recueillit pas alors l’unanimité à gauche, et surtout à l’extrême-gauche où l’autogestion était d’abord appréciée comme une illusion, illusion de changer la société à partir de la seule unité de production puisque la loi du marché continuait à régner. Dans la conception qui est la notre à Fuorimercato, organisation nationale qui regroupe associations er coopératives dans le secteur rural comme dans celui des entreprises, telles RiMaflow ou GKN, il ne s’agit pas d’imaginer ces expériences d’autogestion comme l’alternative au système capitaliste. Nous savons qu’il faut pour l’instant naviguer à l’intérieur de ce système avec une perspective d’alternative, mais en amenant la lutte au niveau le plus haut que l’on puisse atteindre du contrôle ouvrier: le contrôle des travailleurs sur la production. Et ce pour démontrer qu’il est possible de travailler, de produire sans patron préfigurant ce que pourrait être un autre type de société. Nous savons qu’il est nécessaire de construire des réseaux de soutien pour pouvoir résister. Il est impensable de se placer dans le système de concurrence existant sans mobilisation collective, sans des réseaux. C’est le projet essentiel de « Fuorimercato, autogestione in movimento ». La coopérative est une modalité supplémentaire de résistance pour faire avancer un projet contre le capitalisme, de la possibilité de se passer de patron comme nous l’a démontré Lip et qui se discute encore aujourd’hui. En effet, le mutualisme, la solidarité ouvrière et la production sans patron, face à la crise du capitalisme aggravée par la crise climatique qui menace la planète, nous conduisent à penser une production au service de la collectivité, au service des travailleurs, au service surtout de la survie de la planète.
La mémoire de cette lutte de Lip d’il y a 50 ans est toujours vivante dans nos pratiques et projets d’autogestion. Il ne s’agit pas de créer le socialisme dans une entreprise – c’est impossible – mais d’un moment de la lutte des classes, de la lutte des travailleuses et des travailleurs.