Les éditions Syllepse viennent de publier Chine : un capitalisme bureaucratique de Au Loong Yu dont de nombreuses pages sont consacrées au luttes sociales et écologistes en Chine. Nous en publions un passage sur une lutte où les ouvriers reprennent des mains des bureaucrates, pour un temps, la gestion d’une entreprise destinée à être privatisée 1. Bien que ce conflit remonte à 2000, ne doutons pas que depuis d’autres luttes autogestionnaires ont dû éclore en Chine.
Parmi les quelques cas de résistances victorieuses aux privatisations, il y a, en 2000, la lutte des travailleurs de l’usine de fabrication de papier de Zhengzhou. Les travailleurs ont transformé avec succès le syndicat officiel en véritable syndicat et ont fait de même avec l’assemblée des délégués du personnel contrôlée par le parti.
La Fédération syndicale de Chine, que ce soit nationalement ou régionalement, n’a joué aucun rôle dans la résistance aux privatisations. Au contraire, l’organisation syndicale apportait son aide aux secrétaires du parti pour mener à bien les privatisations ou se contentait de rester l’arme au pied.
Si au niveau des entreprises elles-mêmes les choses étaient plus complexes, en règle générale le syndicat ne faisait guère. Les Assemblées de délégués du personnel ont eu le même destin que le syndicat : elles ont elles aussi complètement failli en tant qu’institution ouvrière. Les choses ont pu toutefois tourner dans certains cas différemment quand les travailleurs se sont organisés. Ce qui est déterminant, c’est en fin de compte le rapport de forces au sein de l’entreprise, celui-ci étant la conséquence de l’histoire locale et de la renaissance des traditions ouvrières.
Au tournant du siècle, la papeterie d’État de Zhengzhou compte environ deux mille salariés. L’usine est relativement prospère jusqu’en 1988 quand la vieille direction est écartée et remplacée par des dirigeants corrompus qui s’emploient à la piller systématiquement jusqu’à la mettre en quasi-faillite. En avril 1995, la municipalité ayant décidé de stopper la production à cause de la pollution, les travailleurs sont déclarés xiagang, c’est-à-dire qu’ils sont mis en chômage technique sans salaire. En juillet 1996, le nouveau directeur, Chen Wenhui, qui n’a pas réussi à vendre les entrepôts de l’usine à cause de la mobilisation, réussit à vendre l’usine à une société d’investissement, Fenghua. En octobre 1997, Fenghua négocie avec la municipalité et s’engage entre autres à faire des investissements dans l’usine, à reprendre la production, et à payer les arriérés de salaires. Convoquée en novembre, l’assemblée des délégués du personnel apporte un soutien enthousiasme au plan de rachat. En août de l’année suivante, la municipalité soutient à son tour la reprise des actifs de la papeterie par Fenghua. Le montant du rachat dépasse les 100 millions de yuans et Chen Wenhui est désigné comme directeur général de la nouvelle société.
Au cours de l’année 1999, le directeur hypothèque secrètement les terrains sur lesquels est bâtie l’usine auprès d’une banque et vend pour des millions de yuans d’actifs à un très bas prix. En août 1999, il dévoile son plan : transformer l’usine en zone résidentielle. Comprenant qu’ils ont été trompés, les travailleurs commencent à s’organiser au sein du syndicat de l’entreprise. Tout en menant une enquête sur la transaction, ils envoient plus de deux cents motions au ministère et aux dirigeants pour exiger l’annulation de la transaction. En octobre, la commission gouvernementale établie pour traiter le dossier soutient la vente et déclare que « la réforme du pays ne fera pas marche arrière ». À la fin octobre, Chen Wenhui convoque l’Assemblée des délégués et tente de la manipuler, mais cinquante des représentants du personnel contre cinq votent une résolution demandant l’arrêt immédiat de la transaction. Dix jours plus tard, les travailleurs rentrent à l’usine pour expulser la direction de la Fenghua, qui parviendra néanmoins à reprendre ultérieurement le pouvoir. Le 12 novembre, les délégués du personnel découvrent le plan de Fenghua de vendre tout le site industriel. Les travailleurs entrent alors rapidement en action. Au nom de l’assemblée des délégués, ils s’emparent du titre de propriété du terrain au registre du cadastre. Le 7 juin 2000, ils expulsent à nouveau la direction, prennent le contrôle de la papeterie et reprennent la production. Ils mettent alors en place une nouvelle direction, parmi laquelle se trouve l’assistant de l’ingénieur en chef, Li Jiaqing, et une ouvrière à la retraite, une femme très populaire, Liu Yurui.
Le gouvernement déclenche sa contre-attaque le 7 août avec l’arrestation de Li Jiaqing. Le lendemain matin, la commission gouvernementale envoie cinq cents policiers qui encerclent l’usine et y pénètrent par la force. Les quarante ouvriers présents à l’intérieur du site résistent à l’attaque, mais ils sont délogés très brutalement par les forces de l’ordre. La police procède à des arrestations donc celle de Li Jiaquing. L’usine étant occupée par la police, la commission gouvernementale convoque les délégués du personnel pour tenter de les obliger à soutenir la cession de l’entreprise. En vain ! La municipalité abandonne alors tout espoir de sauver le plan de cession de l’entreprise. Les travailleurs reprennent possession de l’usine et, le 16 septembre, ils se dotent d’une nouvelle direction de la section syndicale dont Liu Yurui est la présidente. En janvier 2001, la municipalité cède, annule arguments et mouvements 139 la transaction et transmet la gestion de l’entreprise au syndicat. Le 9 janvier, les travailleurs prennent officiellement en main l’entreprise et exigent que la société soit une propriété de l’État. Devant le refus du gouvernement, les travailleurs sont contraints à créer leur propre entreprise. Convoquée en 2002, l’assemblée des délégués du personnel fonde la nouvelle société. De sa prison, Li Jiaqing avait écrit à Liu Yurui : « J’ai appris que notre propriété collective, à nous les travailleurs, celle pour laquelle nous avons tant transpiré, nous a été rendue. J’ai entendu dire que les travailleurs ont pleuré en entendant la nouvelle. […] Cette propriété a été créée au cours des quarante années passées par la sueur de centaines de travailleurs. Plusieurs d’entre eux sont morts et leurs âmes nous observent pour voir si nous pouvons sauver notre propriété. Nous ne pouvons pas les abandonner. J’ai travaillé dans cette usine pendant trente années et, alors que je suis dans la dernière étape de ma vie, j’espère que je peux encore faire quelque chose pour sauver l’entreprise […] Je suis prêt à entrer debout en prison et à en sortir à l’horizontale. Quand on ne craint plus pour sa vie, aucun diable ne peut nous vaincre. Je suis absolument certain que ces escrocs privilégiés, ayant échoué à nous prendre notre entreprise, prendront leur revanche sur nous en me traînant devant les tribunaux, afin de piétiner l’honneur du prolétariat de cette papeterie 2. »
http://www.syllepse.net/lng_FR_srub_37_iprod_581-La-Chine-un-capitalisme-bureaucratique.html
L’événement a eu d’importantes répercussions. Dans les quelques années qui ont suivi la concession du gouvernement à la lutte des travailleurs, une douzaine d’entreprises d’État du Zhengzhou ont réussi à faire annuler les plans de privatisation.
Notes:
- Les sources concernant ce mouvement proviennent principalement des articles des travailleurs ou des soutiens mis en ligne. Ces documents ont pratiquement tous disparu, à l’exception de quelques-uns que l’on peut trouver sur www.maostudy. org/2000-10/henan1.txt, consulté le 23 décembre 2009. ↩
- Li Jiaqing et quelques autres seront poursuivis pour « troubles à l’ordre social ». Le procès s’ouvre le 13 février 2000 dans une salle bourrée à craquer de travailleurs et lorsqu’il entre dans la salle d’audience, Li Jiaqing est acclamé aux cris de « Vive Li Jiaqing ! ». Les charges contre lui seront ultérieurement abandonnées et il sera relâché. ↩