Enquête sur l’engouement de ces deux lieux hybrides du Grand Paris pour la forme coopérative. Qu’ils voient comme le moyen d’associer la société civile à la gouvernance et de s’émanciper des pressions politico-économiques.
Mains d’Œuvres, à Saint-Ouen, et le 6b, à Saint-Denis, deux lieux hybrides, indépendants, laboratoires de nouveaux modes de diffusion de la culture et de fabrique de la ville en banlieue parisienne, fondent chacun une coopérative pour prendre en main leur destin. Ou comment regrouper ses forces pour faire le poids face aux banques, aux institutionnels locaux et s’installer dans la durée.
Un potentiel officiellement reconnu…
En septembre 2015, Plaine Commune, structure intercommunale qui regroupe Aubervilliers, Epinay-sur-Seine, L’Ile-Saint-Denis, La Courneuve, Pierrefitte-sur-Seine, Saint-Denis, Saint-Ouen, Stains et Villetaneuse, missionnait l’association Opale (Organisation pour projets alternatifs d’entreprises) pour une étude auprès de quatre « lieux de coopération artistique et culturelle » : le 6b à Saint-Denis, Mains d’Œuvres à Saint-Ouen, la Villa Mais D’Ici et les Poussières à Aubervilliers. L’étude dévoile le potentiel de ces lieux « issus de la société civile », leur rôle à jouer dans l’attractivité des territoires et l’établissement d’une scène locale, mais également les « modes de faire équitables et horizontaux » de ces « espaces de mutualisation de biens et de services ». L’une de ses préconisations est alors la mutualisation des ressources, afin de réaliser des économies d’échelle et de renforcer leur indépendance. Pour Juliette Bompoint, actuelle directrice de Mains d’Œuvres, « nous pouvions aller au-delà de la mutualisation des machines à café et des photocopieuses. » Las, comme bon nombre d’études, elle est bien vite rangée au placard et les quatre lieux cobayes retournent à leurs affaires.
En 2016, au 6b de lancer une grande étude comparative en France et à l’étranger (avec notamment des exemples de coopératives à Montréal), afin de référencer les bonnes pratiques pour définir un projet d’avenir, alors que les récents changements de propriétaire (de Brémond à Quartus) le rappellent à sa dépendance.
… et des menaces de fermeture
En 2017, la précarité se fait dangereuse. Du côté de Mains d’Œuvres, la nouvelle municipalité annonce son intention d’implanter un conservatoire à la place de la friche dès la fin du bail, le 31 décembre 2017. A Aubervilliers, la Villa Mais d’Ici, ancienne usine de charbon transformée en fabrique culturelle, se trouve « frappée d’alignement » avec le nouveau projet de tramway.
Avec la prise de conscience de leur fragilité, et la situation d’urgence dans laquelle ils sont plongés, le 6b et Mains d’Œuvres décident de prendre le problème à bras le corps. La résistance de Mains d’Œuvres a fait l’actualité au gré d’une mobilisation citoyenne (18.280 signatures à la pétition lancée pour demander un nouveau bail), une pression médiatique et une mobilisation politique.
Saint-Ouen : un flash mob en soutien à Mains d’Œuvres https://t.co/i4D3HzoyNn
— Le Parisien | 93 (@LeParisien_93) December 11, 2017
✊ Vous êtes 15 000 à avoir signé la pétition ! MERCI ✊https://t.co/cxCLI2DxQL
— Mains d'Œuvres (@mainsdoeuvres) October 23, 2017
« On a défendu le caractère emblématique de ce lieu, la diversité qu’il représente, les droits culturels à Saint-Ouen et surtout vingt ans de travail et 4 millions d’euros de travaux sur ce bâtiment que l’on ne souhaite pas voir détruits par le maire, même si l’on soutient énormément ce projet de conservatoire », raconte Juliette Bompoint. Et si cette stratégie offensive porte ses fruits, avec l’entrevue d’une issue et le scénario d’une médiation entre la municipalité et Mains d’Œuvres, son équipe n’a pas chômé en sous-main pour préparer sa riposte et rendre public, en décembre 2017, son projet dénommé « La Main 9-3.0 » : une coopérative de lieux culturels hybrides du Grand Paris, déterminée à peser dans les décisions politiques à venir.
A Saint-Denis, c’est un enjeu d’une autre nature qui précipite la réflexion de l’équipe : le propriétaire annonce ne plus vouloir payer la taxe foncière dont il s’acquittait jusqu’alors. « Il a fallu trouver un montage immobilier innovant, qui puisse permettre d’assimiler des travaux », explique Marie-Charlotte Cornet, résidente au 6b et coordinatrice du projet de pérennisation du lieu, avant d’ajouter : « Le second élément déclencheur est lié à l’évolution du quartier, et la nécessaire rénovation du bâtiment. Il a fallu s’inscrire dans un projet global de territoire. »
Face à cette nouvelle donne, le 6b se mobilise pour pérenniser ses activités et défendre un modèle qui s’incarne dans ce lieu au destin intimement lié à l’association : « Ce que j’ai compris il y a longtemps, c’est que le 6b, ce sont des connexions que tu n’auras jamais même si ton père t’offrait le plus beau bureau, ce sont des espaces d’accélération, d’accrochage. Ce qui est précieux dans le 6b, c’est une super coïncidence entre les espaces, le lieu et les hommes, et qui n’est pas réplicable », explique Rabia Enckell, fondatrice de l’agence Promoteur de courtoisie urbaine et consultante pour le 6b.
Sortir du temporaire et pouvoir se projeter, c’est peut-être cela le dénominateur commun du 6b et de Mains d’Œuvres. A Juliette Bompoint de le formuler : « Bien sûr que l’on fait cela pour le moment présent mais on travaille aussi pour transmettre, pour ouvrir nos lieux, pas pour être… frappé d’alignement ! »
Trouver les combinaisons qui permettront de durer
Constat partagé par le 6b comme Mains d’Oeuvres : aucun outil pertinent n’existe pour trouver d’issue à leur situation, et il s’agit de l’inventer soi-même. La première donnée est, selon Marie-Charlotte Cornet, temporelle : « Tous les outils fonciers classiques qui existent aujourd’hui sont en décalage avec cette temporalité plus longue. » Même son de cloche chez Juliette Bompoint, un brin plus vindicative : « A ce jour, il n’existe pas d’instrument financier adapté, pas ou peu de lignes budgétaires adaptées, pas d’expertise métier dans toute la polyvalence qu’il faut pour gérer ces lieux, pas d’hybridité, et j’en passe. Quand tu as la tête sous l’eau, on appuie sur ta tête ; quand tout va bien, on te dit que c’est génial mais qu’on n’a pas d’argent, il ne faut sûrement pas attendre d’accompagnement pour l’instant. »
Face à l’urgence, ces lieux tentent de trouver les combinaisons les plus opérationnelles pour rester maîtres de leur destin, éviter la spéculation immobilière sur le bâtiment qu’ils occupent et imaginer une gouvernance élargie à l’ensemble des parties prenantes du territoire. La piste coopérative, qui permet d’associer la société civile (usagers, habitants, tissu associatif) à la gouvernance du projet au sein de collèges dédiés est un outil dont se saisissent Mains d’Œuvres et le 6b, à l’image de la Friche Belle de mai à Marseille qui a choisi cette formule depuis 2007.
«On achète avec les habitants et ça appartient à tout le monde»
En France, les sociétés coopératives d’intérêt collectif (SCIC) sont l’outil tout désigné pour les porteurs de ces lieux ancrés sur un territoire et qui privilégient les biens communs au service d’une communauté de proximité. Six cents SCIC sont établies en France, et ce statut de société commerciale et coopérative au service des territoires connaît une croissance de 20% par an. La SCIC, qui a même droit à son MOOC (qui démarre le 18 mars 2018), permet d’inclure dans la gouvernance des collectivités locales comme des acteurs privés, le tissu associatif local, les usagers et les habitants. Avec comme règle de base qu’une personne égale une voix, que l’on mette 1 ou 1 million d’euros dans la cagnotte.
Pour Marie-Charlotte Cornet (6b), la SCIC est l’instrument parfait pour réunir une grande mixité de partenaires sur un projet d’intérêt public à fort impact territorial. Pour Juliette Bompoint, la constitution d’une coopérative est la suite logique du développement de Mains d’Œuvres : « On a toujours fonctionné comme une coopérative, c’est-à-dire qu’il y a toujours eu un principe de gouvernance partagée. On est donc passés à l’acte : venez les gars, on achète avec les habitants et ça appartient à tout le monde. Je comprends que ce n’est pas un promoteur immobilier qu’il nous faut mais une foncière culturelle qui possèderait tous ces lieux. »
Rabia Enckell (6b) évoque pour sa part un « foncier engagé ». Mais si le 6b est très soutenu par la ville de Saint-Denis et par Plaine Commune, le tour de table entre partenaires publics et privés y est tributaire de ce volontarisme politique. C’est bien « un acte délibéré de porter l’intérêt public et de pérenniser le 6b, de se donner les moyens fonciers, de pérenniser une action d’intérêt public et de répondre à une offre qui n’existe pas, de partager collectivement un risque et d’inventer de nouveaux outils pour y répondre ».
La Main 9-3.0 à pied d’œuvre
Créée en décembre 2017, la SCIC La Main 9-3.0 a donc été mise en place pour répondre à trois objectifs : rendre possible une gouvernance partagée, renforcer la coopération des lieux du territoire en mutualisant certaines ressources (noter au passage la formule de Juliette Bompoint : « Tu arrives avec tes raisins et tu repars avec tes bouteilles, tu ne te fais pas voler au passage et avec un peu de chance le vin mûrit ») et enfin changer d’échelle par une surface financière et les ressources humaines pour sortir d’une précarité systématisée.
Côté gouvernance, la SCIC permet à tous (association, personne physique, collectivité, entreprise, etc.) de devenir sociétaire et de s’engager dans le processus décisionnel : « Si tu veux t’investir, il y a de la place. Mains d’Œuvres est un lieu dont tu peux être le héros parce que sérieusement si tu veux que ça change, c’est à toi de te bouger », traduit Juliette qui envisage La Main comme une expérimentation grandeur nature sur le territoire nord parisien que pourront rejoindre d’autres lieux intéressés.
Promoteur immobilier culturel
Mutualiser les ressources devrait leur permettre de gagner en légitimité, notamment côté financeurs : « Si tu pouvais aller à la banque et ne pas avoir l’air d’un con – notamment parce que tu n’es pas une association –, ça serait mieux pour tout le monde. Au lieu de tous finir à faire une coopérative dans notre coin, pourquoi on ne ferait pas une coopérative commune qui nous donnerait une surface économique qu’on n’aurait jamais eu tout seul ? »
Au nombre des lieux ayant déjà rejoint la SCIC : le projet Twist à Nanterre, le Fort de Romainville, la Gare Pleyel et l’Espace imaginaire à Saint-Denis et un premier grand partenaire privé engagé dans la coopérative en la personne de BNP Paribas. Au-delà de la sophistication du montage qui fait de La Main l’un des premiers « promoteurs immobiliers culturels » et qui doit permettre à terme d’acquérir des bâtiments pour les mettre à disposition du tissu associatif du territoire, c’est bien de survie qu’il est question pour Juliette Bompoint : « On fait des trucs pour pas cher mais on le fait bien. On passe alors à la question : et si on était propriétaires ? Ou plutôt, comment se fait-il que parfois tu fais 4 millions d’euros de travaux dans un bâtiment et qu’ensuite tu as le propriétaire qui débarque pour le reprendre ? Ça va pas ou quoi ? Il y a vraiment un enjeu à ce que le propriétaire soit vraiment verrouillé dans l’histoire. On ne le fait pas pour rigoler. On s’arrache la santé à construire ces lieux, à bosser des milliers d’heures et d’un coup on est sujets à un changement politique… »
Le 6b se réinvente en living lab
Du côté du 6b, la constitution de la coopérative devrait se faire d’ici fin 2018. D’ici là, le tour de table de partenaires publics et privés s’agrandit pour réfléchir aux différents scénarios d’avenir pour l’emblématique bâtiment brutaliste de 7.000m2, terrain de jeu de mémorables Fabriques à rêves (FAR) et résidence d’artistes XXL. « A présent que l’intérêt public du projet est reconnu par tous les partenaires, privés comme publics, l’idée est de trouver une instance qui valorise cette diversité de regards et d’approches », avance Marie-Charlotte Cornet.
Parmi le tour de table, la ville de Saint-Denis et Plaine Commune, ainsi que le promoteur Quartus, propriétaire du bâtiment, et d’autres investisseurs intéressés par le caractère pionnier de l’expérimentation. Rabia Enckell évoque la nécessaire ouverture à plus d’acteurs, garante d’une autonomie du projet, afin de le prémunir des fluctuations des majorités et de la temporalité des mandats : « Les acteurs changent, une personnalité morale change, même une collectivité change. L’inaliénabilité du foncier, la pérennité du projet et l’antispéculation doivent pouvoir se stabiliser dans une forme juridique. »
L’association du 6b envisage que la coopérative rachète le bâtiment, qu’elle conduise les lourds travaux de mise aux normes. C’est la SCIC qui prendra en charge le programme reprenant les lignes actuelles (résidences d’artistes, coworking, ateliers mutualisés) en l’ouvrant davantage vers le dehors et en incluant des activités de restauration (un restaurant panoramique sur le toit), de permaculture, de formation autour des métiers de la ville, de la culture et de la création et même de l’hébergement.
Pensé comme un living lab, le 6b de demain se voit comme un espace ouvert d’expérimentation pour le tissu associatif local, pour des acteurs privés et publics du territoire. Une façon de « tisser des partenariats avec la ville dans une logique de quasi-équipement public, en lien avec les équipes et les équipements de Saint-Denis, explique Marie-Charlotte Cornet. Les associations locales pourront utiliser les espaces communs de création et de diffusion. Et les espaces et ateliers seront toujours ouverts aux habitants, dans une logique de fablab, pour en faire un lieu d’émulation perpétuelle 24/24h pour créer, se restaurer, dormir… » Histoire de tirer le meilleur des solutions apportées par l’économie sociale et solidaire tout en pérennisant un lieu qui ne devait pas l’être…
A venir au 6b et à Mains dŒuvres
Article original : http://www.makery.info/2018/02/06/pour-durer-le-6b-et-mains-doeuvres-choisissent-la-cooperative/