En régime de démocratie concurrentielle libérale, la société est composée d’individus considérés comme étant à même d’agir librement.
Au nom d’un principe d’absolue liberté, tout un chacun serait par essence en mesure d’exercer sa pleine capacité à entreprendre, de définir ses choix personnels de vie, ainsi que ses modalités de mise en œuvre, selon un principe individuel de totale autonomie.
Dans ce cadre, chaque individu est placé par la société libérale, dans l’obligation de vendre sa force de travail, au regard de ses talents, de ses qualités particulières, de la formation dont il a pu bénéficier (ou non) et des relations sociales dont il dispose (ou non). Ajoutons que cette contrainte opère dans un contexte de concurrence généralisée. La mise en compétition de tout un chacun est présentée ici comme le moteur qui va mettre en mouvement la société dans son ensemble.
En régime de démocratie concurrentielle libérale, la régulation des transactions sociales et commerciales opère alors, par le biais du contrat individuel. Il en est ainsi par exemple du contrat de travail qui est passé entre une firme (l’employeur) et un individu qui vend sa force de travail (l’employé).
Pour autant, la nature du contrat préconisé doit être précisé. La nature du contrat prôné en régime de démocratie concurrentielle libérale, impose en effet, un mode de relation très asymétrique entre d’un côté, une entité collective (la firme) unique détentrice du pouvoir économique et productif, et de l’autre, un individu isolé, qui cherche à vendre au mieux sa force de travail. Ainsi que l’analyse à juste titre, Alain Supiot, « Au plan juridique (…), le contrat repose toujours sur des calculs d’utilité individuels. Et la liberté contractuelle n’est rien d’autre que la liberté de ne se lier qu’en fonction de son intérêt individuel » 1.
En réalité, en régime de démocratie concurrentielle libérale, l’individu dit « libre », apparaît surtout comme un être isolé et largement impuissant.
Nous voudrions montrer ici qu’il est possible de dépasser le stade asymétrique du contrat individuel, pour entrer dans une démarche collective et de coopération, qui agit au bénéfice de la société dans son ensemble. Les fiducies foncières communautaires (ou « Community Land Trust ») offrent ici un cadre d’action et une alternative crédible aux visions du monde du « Tout-Marché » d’un côté et du « Tout-État » de l’autre.
I. Définition et principes constitutifs d’une fiducie foncière communautaire (Community Land Trust)
Pouvant être référencées à la théorie des Commons ou Biens communs 2, les Community Land Trusts ou fiducies 3 foncières communautaires, répondent à trois objectifs principaux. Le maintien de l’habitat dans un statut de logement abordable ; le respect des aspirations démocratiques des membres du groupe coopératif ; la préservation des ressources naturelles.
“A Community Land Trust is a mechanism for creating community ownership of land, locking in land value and underpinning sustainable development for the benefit of a defined locality or community. A Community Land Trust is an instrument for democratic ownership of land by the local community. Land is taken out of the market and separated from its productive use so that the impact of land appreciation is removed, therefore enabling long-term affordable and localised development. The value of public investment, philanthropic gifts, charitable endowments, legacies or development gain is thus captured in perpetuity, underpinning the sustainable development of a defined locality or community” 4.
Pour sa part, la société canadienne d’hypothèques et de logement 5, traduit le concept de Community Land Trusts, sous l’appellation de « fiducies foncières collectives ». Catégorie juridique qu’elle définit de la manière suivante :
« Les fiducies foncières collectives sont des organismes locaux privés sans but lucratif, qui achètent un terrain, dont elles détiennent le titre de propriété pour en faire bénéficier la collectivité et fournir des logements abordables à ses résidents à faible revenu. L’achat de la propriété foncière est financé principalement par des dons et des subventions provenant de sources diverses. La plupart de ces fiducies se consacrent à l’achat et à la rénovation de propriétés existantes et utilisent un modèle d’occupation mixte, selon lequel le terrain est loué à long terme et les bâtiments sont vendus aux locataires. Quelques-unes d’entre elles ont étendu leurs activités à la production de logements et à la gestion de coopératives, de logements en copropriété, de refuges et de studios, tout en demeurant propriétaires des terrains et en continuant de protéger l’accessibilité des logements».
Précisons ici que les CLT (ou fiducies foncières collectives) entendent faciliter « le développement de logements abordables en séparant les deux éléments du coût : le prix courant du terrain d’un côté et le coût de construction de l’autre » 6. 7
II. Contexte spécifique à l’Écosse (GB)
Au Royaume Uni, le foncier occupé à ce jour par les « fiducies foncières collectives ». (Community Land Trusts) est d’emprise modeste. Il représente moins de 8% du total du territoire national et les fiducies britanniques ont dû attendre la fin des années 90, pour retrouver une certaine vigueur.
Notamment en Ecosse, où on enregistre un nombre croissant de création de fiducies, qui ont engagé le rachat collectif de terres laissées le plus souvent à l’abandon par des propriétaires privés défaillants. Ce renouveau récent des fiducies écossaises est directement lié à la création en 1997, du « Community Land Unit », puis en 2001, du « Community Land Fund », qui a été doté de 15 millions de £, destinées à fournir une assistance technique et financière aux initiatives communautaires locales.
Le principe qui prévaut désormais est que, lors d’une vente, les fiducies investissent 6% de la valeur du foncier à acquérir, tandis que le « Community Land Fund », procède aux apports complémentaires, sous forme de prêts et de subventions.
En outre depuis 2003, la réforme foncière écossaise (« The land reform Act ») confère un important droit de préemption foncière aux fiducies, dans la mesure où elles sont en capacité de démontrer « l’intérêt public » qu’elles auraient à acquérir un foncier mis à la vente, au bénéfice d’une communauté prête à s’installer. Les prêts et subventions qui sont accordées aux CLT visent tout aussi bien des projets d’acquisition d’îles (voir infra. « Gigha Trust Island »), d’espaces forestiers, de réserves naturelles, de terrains destinés à des équipements communautaires, d’unités de production et bien entendu, de logements sociaux. Désormais, à l’instar des fiducies nord-américaines, les fiducies écossaises qui comptent environ 10.000 membres, bénéficient de soutiens financiers publics, de dispositifs d’assistance technique et de multiples ressources, afin de fonder des communautés locales. 8
III. Le cas de Gigha Heritage Trust. Ecosse. (GB)
Quand son propriétaire défaillant met l’Île de Gigha 9 sur le marché en août 2001, les résidents constituent un groupe coopératif, afin d’envisager le rachat communautaire de l’Ile. A la fin de l’année 2001, le « Fonds pour la Terre D’Écosse » (The Scottish Land Fund) apporte son assistance pour l’étude de faisabilité et un groupe d’insulaires se porte caution. La communauté emprunte 1 million de £ au « Fonds pour la Terre D’Écosse » et lève un nouvel emprunt 3 millions de £ pour compléter l’achat.
L’achat inclut 41 des 67 maisons de l’île. Gigha Trust met en outre en vente six propriétés, pour des propriétaires-occupants et met en location sociale 18 maisons avec le concours actif de la Housing Association, « Fyne Homes ».
Il constitue un consortium de construction avec « Fyne Homes » et trois constructeurs locaux, pour effectuer des améliorations de confort, dans les vieilles propriétés et construire de nouvelles maisons.
Un groupe d’apprentis maçons est constitué et une petite carrière de l’Ile fournit les matériaux.
En octobre 2004. Le Trust communautaire crée également le premier parc éolien communautaire d’Écosse, connu sous l’appellation « The Dancing Ladies » 10, qui commence aussitôt à produire de l’électricité avec ses trois turbines de 40 mètres de haut. (Puissance de 675 KW). La consolidation du prêt de 400,000 £ pour le projet d’énergie renouvelable est garantie. La vente de l’électricité produite à « Scottish And Southern Energy » et à différents opérateurs privés, a généré à son tour, un bénéfice annuel de 150,000 £.
En 2004, le prêt d’1 million de £ est entièrement remboursé. Les produits financiers générés par la vente de l’électricité verte, viennent consolider les autres programmes communautaires. Les dividendes cumulés nets qui ont bénéficié à l’ensemble de la communauté de Gigha, sont évalués à plus de 800.000 £. L’endettement de « Isle of Gigha Heritage Trust » est à ce jour de 2,7 millions de £, pour un actif total de 7,5 millions de £ 11.
Dès 2009, 29 habitations ont ainsi été entièrement rénovées. 18 nouvelles habitations destinées à de la location sociale, ont été construites. Une quatrième éolienne est installée courant 2016. Le Trust communautaire assure la gestion coopérative d’un hôtel dans l’île, de résidences secondaires et de trois fermes laitières. La population de l’île de Gigha, désormais en augmentation pour la première fois, depuis des décennies, est passée de 98 à 170 personnes. L’école a été agrandie et il y a maintenant une liste d’attente de gens qui veulent venir s’installer à Gigha Island… 12. Le 15 Mars 2012, les dix ans de Gigha Heritage Trust ont été fêtés par la population locale.
William Mc Sporran, chairman of the Isle of Gigha Heritage Trust :
“We have now created a new normality, when people take control of their own destiny, run their own affairs, build their own future, create the opportunities for their children instead of having a big house which dominates proceedings over all who live under it.” 13
Pour une lecture approfondie du sujet :
- Site de Gigha Trust Island
- « Isle of Gigha Heritage Trust ». An innovation History. Sabine Hielscher. Community Innovation for sustainable Energy research team. January 2013
- « Good luck to Gigha ». Camille Dressler. 8th December 2014
- « Les coopératives d’habitants. Méthodes, Pratiques et Formes d’un autre habitat populaire ». Yann Maury (Dir). 2009. Bruylant
Article original Chairecoop : https://chairecoop.hypotheses.org/7517
Photo de bannière. Auteure « Getty ». The big issue. 20 Mars 2017.
ISSN N° 2494-8349
Notes:
- « L’esprit de Philadelphie. La justice sociale face au marché total ». 2010. Alain Supiot. Seuil. P 161. ↩
- Lire notamment sur la question des biens communs. « Gouvernance des biens communs. Pour une nouvelle approche des ressources naturelles. » Elinor Ostrom. De Boeck. 2010. Et : « Understanding Knowledge as a Commons ». Hess & Ostrom. MIT Press. 2007. ↩
- Fiducie provient du latin « fiducia », la confiance. ↩
- Traduction : “Une Community Land Trust est un outil destiné à constituer une communauté de propriétaires fonciers, à verrouiller toute plus-value foncière et à soutenir des projets de développement durable au profit d’une localité ou d’une communauté d’habitants. Une CLT est un instrument qui permet la gestion démocratique d’une propriété foncière par une communauté locale. La terre est pour ce faire placée hors marché et est dissociée de son usage productif, de telle sorte que l’impact occasionné par l’appréciation du foncier en soit séparé, autorisant en conséquence son développement abordable et localisé sur le long terme. La valeur créée par un investissement public, les donations philanthropiques ou caritatives, les héritages ou la production de bénéfices sont concédés à perpétuité au développement durable de la localité ou de la communauté ». Cf. “Capturing value for rural communities”. Countryside Agency. Mars 2005. ↩
- Société canadienne d’hypothèques et de logement. Centre du logement abordable. 2011. http://www.cmhc-schl.gc.ca/fr/prin/celoab/reou/idloab/fimodo/fifoco/index.cfm ↩
- Cf. Lewis & Conaty. « La grande transition ». Oct 2009. Alberta Social economy research alliance. ↩
- Définition complémentaire: “A Community Land Trust (CLT) is a form of common land ownership with a charter based on the principles of sustainable and ecologically-sound stewardship and use. The land in a CLT is held in trust by a democratically-governed non-profit corporation. Through an inheritable and renewable long-term lease, the trust removes land from the speculative market and facilitates multiple uses such as affordable housing, village improvement, commercial space, agriculture, recreation, and open space preservation. Individual leaseholders own the buildings and other improvements on the land created by their labor and investment, but do not own the land itself. Resale agreements on the buildings ensure that the land value of a site is not included in future sales, but rather held in perpetuity on behalf of the regional community. Cf. E. F. Schumacher Society. 140 Jug End Road, Great Barrington, Massachusetts 01230 USA. (413) 528-1737, www.smallisbeautiful.org ↩
- Cf. Pat Conaty. “History and backound of CLT in UK and USA”. 2010. http://www.communitylandtrusts.org.uk/ ↩
- Cf. “The CLT model”. 2005. Community Finance Solutions, University of Salford. ↩
- Les « Dancing Ladies » ont été dénommées par la communauté, « Creidas » (Faith), « Dòchas » (Hope) et « Carthannas » (Charity). ↩
- Cf. “Good luck to Gigha”. Camille Dressler. 18th December 2014. ↩
- “Willie Mc Sporran, the chairman of the Isle of Gigha Heritage Trust, says: “Until recently the Isle of Gigha was in decline with a dwindling population and economy. When Gigha’s community bought the island, we realised we needed to develop in a sustainable way and that is what our three “Dancing Ladies” are helping us to do. Our three wind turbines generate electricity and an income for the community and they help to protect one of the island’s greatest assets – the environment. Gigha’s community is small, but we are making a difference. If every community acts on climate change then we can solve it.” Creideas, Dòchas, and Carthannas, and everyone involved in the project, you are helping to change the way energy is made and used in the UK, well done!” These dancing ladies go by the names of Creideas, Dòchas, and Carthannas in Gaelic, perhaps more familiar to you and me as Faith, Hope and Charity. Despite conjuring up images of three dancing female figures, Faith, Hope and Charity are in fact the three windmills that grace the coast of Gigha, a small island off the West coast of Scotland. “By Claire Simon. July 26, 2010. Home Grown Delights: “The Dancing Ladies of Gigha”. ↩
- “Isle of Gigha – community-ownership in action”. Scottish Education and Action for development. (SEAD). ↩