A Trémargat, dans les Côtes d’Armor, la solidarité, l’entraide ou l’écologie ne sont pas de vains mots. La petite commune bretonne est depuis vingt ans un laboratoire à ciel ouvert de projets alternatifs. Ses habitants soutiennent l’installation de paysans, s’approvisionnent dans une épicerie de produits bio et locaux, se retrouvent au café associatif, délibèrent au sein d’un conseil municipal qui applique des principes de démocratie participative, et s’éclairent avec Enercoop. La formule fonctionne : le village qui se mourait dans les années 70 est depuis quinze ans en pleine renaissance. La preuve qu’on peut vivre autrement. Reportage.
Un samedi matin gris de novembre. Il pleut des cordes sur Trémargat, un village des Côtes d’Armor, perdu au cœur du Kreiz-Breizh (Centre Bretagne). Pourtant, sur la place centrale, une armée silencieuse a adopté le ciré pour uniforme et, bravant les gouttes, ratisse, bine et nettoie les parterres de fleurs. « On organise un chantier participatif pour terminer l’aménagement du bourg, explique Yvette Clément, la maire, une brouette à la main. Nous, on s’occupe des espaces verts, et une autre équipe, installée sous un hangar plus loin, construit six bancs en bois qui seront installés sur la place. »
L’initiative est loin d’être une première : l’an dernier, le centre du village a été totalement transformé grâce à la participation d’habitants bénévoles. « C’est une idée du précédent conseil municipal, raconte Yvette, élue en mars dernier à la tête de cette commune de 180 habitants. Un projet d’aménagement classique, bétonné, avait été proposé par un cabinet. Cela aurait coûté 120 000 euros, soit la quasi totalité du budget annuel. » La mairie choisit alors de faire appel aux bonnes volontés et de créer un théâtre de verdure, au cœur du village. « Les paysans sont venus avec leurs tracteurs, les charpentiers ont construit une pergola. C’est bien plus joli et cela n’a coûté que 12 000 euros ! »
Ce chantier est emblématique de la façon de fonctionner made in Trémargat. Ici, l’adjectif participatif n’est pas un vain mot. Il est appliqué à la lettre et décliné dans tous les domaines : politique, culturel et économique. « On pratique la politique du colibri, résume Yvette, en faisant référence à Pierre Rabhi. Chacun fait sa part ! » Tout le monde s’investit, au service de valeurs communes : l’écologie, l’entraide, et la décroissance. Plus qu’une terre, les habitants partagent une volonté de vivre ensemble, autrement.
Des agriculteurs néo-ruraux contre le modèle productiviste breton
C’est dans les années 70 que Trémargat s’est parée de ses couleurs vertes. A l’époque, le centre Bretagne se vide de ses habitants, et la commune, comme ses voisines, meurt à petit feu. Jusqu’à ce que plusieurs jeunes agriculteurs néo-ruraux s’installent dans ce village pauvre, où la terre est peu chère et disponible. Tous se revendiquent paysans et croient en une agriculture raisonnée, à mille lieues du modèle productiviste breton. Parmi eux, Yvette et son mari, qui ont repris une bergerie de 40 hectares. « On est venus car il y avait des fermes pas chères, raconte-t-elle. On a trouvé ici des agriculteurs qui étaient sensibles à ces questions, on a commencé à réfléchir et travailler ensemble à des solutions alternatives pour préserver l’environnement. »
Séduits par cet état d’esprit qui se diffuse doucement dans la bourgade, de nouveaux venus les rejoignent au fil des ans. Potier, artisans, coiffeur, restauratrice… posent leurs valises pour de bon. Résultat, l’hémorragie démographique est stoppée. Depuis le début des années 1990, la population s’est stabilisée et a considérablement rajeuni, comptant aujourd’hui une trentaine d’enfants. Preuve du dynamisme de Trémargat, la commune ne peut pas satisfaire toutes les demandes de personnes souhaitant venir s’installer !
Des mandats limités dans le temps
Si le terreau était depuis longtemps favorable à l’éclosion de projets alternatifs, il a fallu attendre 1995 pour qu’ils commencent à être menés à grande échelle. Cette année-là, les « nouveaux » remportent la mairie, tenue jusqu’alors par une famille « historique » du village. Ils mettent en place une vraie démocratie participative à l’échelle locale, avec la volonté de promouvoir l’écologie et la solidarité, deux valeurs qui structurent leur mode de vie. Leur première décision est de pratiquer la politique de la mairie tournante : le maire ne fait qu’un seul mandat ! Surtout, il applique un programme décidé en commun avec les habitants. « Avant les élections, quatre réunions publiques sont organisées, explique Mélanie, élue pour la première fois en mars. On y fait le bilan du mandat précédent et on définit ensemble les priorités du suivant. Ensuite, ceux qui le souhaitent se portent volontaires pour constituer la liste. »
Les grands axes du programme sont donc élaborés par les habitants eux-mêmes. L’élection passée (comme souvent dans les petites communes, il n’y a qu’une liste), ceux qui le souhaitent – et ils sont nombreux – restent impliqués, via les comités consultatifs constitués pour suivre la mise en place de chacun des thèmes du programme. Nouvelle venue dans la commune, Madeline, la vingtaine, formatrice en agro-écologie, est bluffée par cette « vraie » démocratie participative : « C’est du bon sens, c’est un fonctionnement que beaucoup de monde aimerait voir mis en place sans y arriver. Mais ici ça marche, parce que tout le monde en a envie et s’en donne les moyens. »
Mais attention, prévient Jennifer Corbeau, une jeune agricultrice élue au conseil, tout n’est pas idyllique : « Ça ne se fait pas tout seul. Il y a des clashs, des désaccords, des débats interminables, des projets qui n’aboutissent pas, des gens qui ne participent pas. Mais dans l’ensemble ça fonctionne. Car la plupart des gens vivent là, partagent un même état d’esprit et sont emportés par cette dynamique collective. Ça donne envie de s’impliquer à son tour. »
« Des combines pour ne pas être désintégrés »
Se concerter, décider et agir ensemble : à Trémargat, c’est devenu un réflexe. Avec pour leitmotiv, le refus de subir un développement dicté par d’autres, comme le résume Yvette : « On nous taxe souvent de marginaux, mais on fait partie du même système économique que tout le monde. On trouve juste des combines pour ne pas être désintégrés et garder la maîtrise. » Ainsi, quand le café – installé dans un bâtiment racheté par la mairie – cherche un repreneur en 2008, une poignée d’habitants décide de monter un projet de café associatif alternatif. Un couple de candidats classiques se présente, mais les Trémargatois ont envie d’en faire un lieu à leur image. Aujourd’hui, on y boit et on y mange des produits bios, locaux et artisanaux. On y organise des soirées jeux, des lectures, des concerts, des projections de documentaires…
Géré par un bureau collégial de huit membres, le café associatif fonctionne avec une quinzaine de bénévoles et deux salariés à mi-temps. C’est le point de ralliement du village, son cœur. « C’est un lieu de vie fondamental, peut-être encore plus ici qu’ailleurs, car il y a un rapport et un attachement très forts au café, explique Aurélie, l’une des deux salariées. Le vendredi soir, c’est tout le temps plein. » Ce midi aussi, le Trémargat café affiche complet. Une grosse marmite de soupe attend les courageux du chantier participatif. Des gamins courent partout, pendant que leurs parents ou des habitants plus âgés discutent du chantier ou des derniers potins. Jennifer, accoudée au comptoir, sourit : « Vous voyez, toutes les générations se mélangent, c’est toujours comme ça ici. Il y a une vraie volonté de vivre ensemble. »
80 000 euros de chiffres d’affaires pour l’épicerie du village
Au fond du bar, une porte s’ouvre sur un autre lieu clé du village : l’épicerie. Là encore, elle a été pensée par et pour les habitants. Quand elle apprend que ce bâtiment voisin du café va être mis en vente, la mairie se montre intéressée. Et le projet de rouvrir une épicerie, dix ans après la fermeture de la dernière du village, ressort des cartons. Mais pas question de se lancer à l’aveugle. Une étude de marché est menée pour déterminer ce qui est susceptible d’attirer des acheteurs. « Surprise, la majorité des personnes sondées voulaient acheter des produits bio pas trop chers et du local », se souvient Vincent Munin, adjoint à la mairie et membre du collectif gestionnaire. Le choix est donc fait : ce sera bio et local. Les horaires d’ouverture sont choisis en fonction des demandes et l’épicerie, gérée par une association, fonctionne elle aussi grâce aux bénévoles. Un système d’abonnements, qui permet d’acheter à prix coûtant, a été mis en place pour constituer une base de clients fidèles.
Et ça marche. Deux ans après son ouverture, l’épicerie, qui travaille avec trente producteurs de la région et trois grossistes pour le bio, rencontre même un succès qui dépasse toutes les attentes. Vingt-cinq familles – soit un tiers des ménages de la commune – sont abonnées ; s’y ajoutent une cinquantaine de clients plus ou moins réguliers, qui viennent de Trémargat et des communes alentour. « On tablait sur un chiffre d’affaires de 60 000 euros pour être à l’équilibre. On a fait 80 000 l’an dernier et en 2014, ce sera encore plus ! » L’épicerie renforce encore davantage le lien social. « C’est un lieu de vie supplémentaire, c’est important, analyse Vincent Munin. On y prend des nouvelles, les informations circulent. Pour ceux qui ne vont pas au café, c’est un moyen de socialiser. »
La première commune alimentée par Enercoop
Garder la maîtrise. Pour y arriver, Trémargat déploie tous les moyens à sa disposition. Elle a ainsi établi un plan local d’urbanisme (PLU), en 2006, pour imaginer le futur visage de Trémargat. Peu fréquent pour une commune de cette taille, le document a permis de protéger les zones humides et bocagères et de rendre constructibles une quarantaine de parcelles dans des hameaux, afin de pallier au manque de foncier. Surtout, il permet à la commune d’être plus autonome quant à ses choix de développement. Trémargat est aussi la première commune française à avoir choisi d’être alimentée en électricité par la coopérative de l’énergie Enercoop qui privilégie les énergies renouvelables. Du coup, la coopérative y a installé son siège social breton. Malgré l’anticléricalisme d’un bon nombre d’habitants, la commune a aussi accepté de gérer la rénovation de l’église, financée à 90% par des subventions. Mais à une condition : désacralisée, elle pourrait accueillir les associations. Un accord inédit a même été signé entre le curé, la mairie et les associations pour entériner la situation.
Mieux, Trémargat a décidé de peser sur l’orientation économique de la commune. Sur les 14 fermes que compte le village, 12 sont aujourd’hui adhérentes au Cedapa (Centre d’étude pour le développement d’une agriculture plus autonome) qui promeut une agriculture durable. Pour maintenir cet équilibre, la commune est déterminée à favoriser l’installation d’agriculteurs écolos. Oui, mais comment faire, puisqu’elle ne peut financer des projets privés ? Une solution est trouvée : une Société civile immobilière (SCI) va être constituée, afin de soutenir le projet d’installation de Jennifer et de son compagnon, originaire de la commune. « On avait repris une ferme dans le centre bourg on voulait acheter une parcelle pour faire paître nos brebis et nos vaches allaitantes », raconte Jennifer. Le couple a trouvé une parcelle idéale, sur une commune voisine, mais n’a pas les 60 000 euros nécessaires, après avoir déjà beaucoup investi dans la ferme et la création d’un laboratoire pour ses produits laitiers. La mobilisation a sonné : la SCI va réussir à regrouper une centaine d’associés, dont la commune, des particuliers, des associations. Et réunit les fonds pour acheter le terrain.
« C’est super de voir cet élan, raconte la jeune femme. On a des clients de Saint-Brieuc qui ont pris des parts. Un tel soutien, ça porte ! » Impliqué dans le projet dès sa création, Vincent Munin estime que la SCI est une arme importante : « Cela permet de pouvoir réagir rapidement et de mobiliser des fonds pour monter un projet. » La SCI pourrait prochainement racheter un local artisanal bientôt mis en vente. « On a pensé en faire une plateforme bois, explique Yvette Clément. Cela serait assez cohérent puisque un groupe d’agriculteurs de la commune lance un projet bois, destiné à voir comment protéger et valoriser au mieux cette ressource de la région. »
Vers un projet d’éco-habitat intergénérationnel ?
Assise dans le café, la maire regarde l’avenir avec confiance et fait le point sur les grands chantiers qui attendent Trémargat. « Dans le programme commun, nous avons choisi de nous concentrer sur la préservation des espaces naturels qui représentent 50% du territoire de la commune. De créer un site internet, et d’entretenir et améliorer encore le centre bourg. Nous avons aussi commencé à réfléchir à un projet d’éco-habitat intergénérationnel. » D’autres idées sont dans l’air, comme la création d’un atelier de mutualisation des services, pour effectuer des réparations en commun ou partager les outils nécessaires afin de préparer du jus de pomme.
Trémargat semble armée pour continuer à vivre comme elle l’entend. Oubliée l’époque où ses voisins regardaient la commune d’un œil circonspect. Devenue un modèle dans les cercles alternatifs, elle a peu à peu gagné le respect du plus grand nombre. « On continue d’intriguer un peu, estime Yvette. Mais on a prouvé des choses. On ne nous voit plus comme des rêveurs, mais comme une commune qui se débrouille et qui innove. » Si d’autres communes pouvaient rêver et innover comme eux…
Photographies de Marion Guyonvarch
Article original : http://www.bastamag.net/Reportage-Tremargat