Périodiquement, certain-e-s annoncent avec aplomb qu’en Tunisie, le « printemps » de 2011 est définitivement clos. L’expérience des travailleurs agricoles de Jemna ici commentée par Habib Ayeb et relatée dans un reportage de Nawaat démontre, à elle seule, qu’il n’en est rien. Leur combat est en effet celui pour la dignité et la justice sociale qui, au même titre que la liberté, faisait partie du slogan central de la révolution inachevée de 2011. Ce sont les mêmes objectif que poursuivent les dizaines de milliers de salariés ayant participé aux vagues de grèves de 2015, ou encore les jeunes chômeurs bloquant périodiquement la production de phosphate dans le bassin minier de Gafsa ou plus récemment l’exploitation du gaz dans l’île de Kerkennah.
Ce qui est particulièrement intéressant dans le cas de Jemna est qu’y perdure, depuis 2011 :
– occupation des terres dont leurs ancêtres avaient été spoliés,
– auto-organisation des travailleurs agricoles,
– gestion collective de la production sous contrôle populaire.
Dans le reste du pays, un début de processus comparable s’était amorcé début 2011 1, mais il s’était rapidement enrayé. En ce qui les concerne, les travailleurs agricoles de Jemna ont maintenu et approfondi ce cap depuis près de six ans.
Face à la crise économique, financière, politique et sociale considérable que traverse la Tunisie, leur lutte esquisse en effet en filigrane ce qui pourrait être une alternative à la politique néo-libérale menée par les gouvernements qui se sont succédés depuis 2011.
Les travailleurs agricoles de Jemna démontrent qu’en prenant leurs propres affaires en mains, ils sont parvenus non seulement à sortir en partie de la misère, mais également à financer un certain nombre de services publics locaux dont la population est cruellement privée.
Il n’est pas étonnant dans ces conditions que leur action déclenche une campagne haineuse des possédants et corrompus hantés par le spectre que la terre appartienne à ceux qui la travaille. Du côté du pouvoir néo-libéral, l’opposition est frontale face à une expérience dont il craint une propagation dans l’ensemble du pays.
Alain Baron, Union syndicale Solidaires
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La loi peut-elle supplanter la légitimité ?
Depuis quelques semaines les tunisiens dirigent leurs regards vers une petite oasis appelée Jemna située dans le désert tunisien, quelque part entre les oasis de Kebili, au nord, et celles de Douz, au sud 2.
– Certains, notamment du côté du gouvernement, d’une partie de la « classe » politique et des médias dominants, y voient un exemple type du manquement flagrant à la loi et une atteinte impardonnable à l’autorité et à l’haybat (prestige) de l’État. Pour eux, ce qui se passe à Jemna relève d’une forme de banditisme organisé qu’il faut condamner et sanctionner.
– D’autres, notamment les habitants de l’oasis, y voient une occupation légitime de terres qui leur reviennent de droit.
– D’autres encore, y voient l’occasion inespérée de s’opposer aux pouvoirs actuels et d’organiser des mobilisations politiques avec des objectifs et des visions diverses et parfois même contradictoires.
Pour dépasser, un tant soit peu, les polémiques et les discours qui font surface depuis ces dernières semaines, il importe de revisiter, même brièvement, l’histoire de cette petite oasis qui est en train de devenir un point de cristallisations politiques qui dépasse, à bien des égards, la nature du problème et la situation réelle sur le terrain.
Jemna, un problème « colonial »
Jemna, est « née », au début du xxe siècle, à peine quelques années après le début de la colonisation française qui a été, d’abord, une colonisation foncière 3. Alors que la grande partie des colons avaient fait le choix de s’installer dans le nord et le nord-ouest, d’autres ont préféré aller vers le sud, probablement pour le soleil, mais plus sûrement pour se spécialiser dans la production de dattes dont l’exportation vers la France était forcément plus facile puisqu’elle ne subissait pas la concurrence de productions « locales » (en France métropolitaine). L’originalité du produit était de toute évidence un élément central dans le choix de ces derniers.
C’est ainsi que Maus de Rolley, s’est installé à Jemna et a crée, en 1937, la nouvelle palmeraie, une « extension » à l’extérieur de l’oasis ancienne. Aujourd’hui la palmeraie couvre environ 306 hectares dont 185 plantés en palmiers dattiers avec presque 10 000 pieds 4.
Bien que je n’aie pas pu le vérifier dans des documents d’archives, il est clair que les populations locales, qui détenaient les terres concernées en propriété collective et indivisible, n’ont bénéficié d’aucune sorte de compensation. Une pure et simple dépossession qui est restée inscrite dans la mémoire collective locale pendant plusieurs décennies, avant de réapparaître avec force à quelques reprises pendant la période post-coloniale et particulièrement à partir de 2011 et la chute du régime de Ben Ali. J’y reviendrai.
Au moment de l’indépendance, les nouvelles autorités du pays avaient le projet de continuer la « modernisation » technique du secteur agricole en adoptant pleinement le modèle colonial, basé sur la grande propriété privée, la mécanisation, l’usage intensif des intrants chimiques (engrais, insecticides, pesticides, semences et plants sélectionnés…), la concentration de la terre agricole, l’élargissement de l’irrigation et l’intensification des cultures. Ce choix a été résumé par les membres influents de l’élite politique de l’époque, avec à leur tête Habib Bourguiba qui déclarait, lors d’un discours public tenu dans l’oasis de Tozeur en 1964, que « … Pour tirer de la terre ce qu’elle peut donner, il est nécessaire de mettre à profit les techniques modernes […] l’exemple des anciens colons français est là pour nous édifier ». A elle seule, cette déclaration, qui érige l’agriculture coloniale comme « le modèle à suivre », révèle la vision « moderniste » du nouveau président et de ses amis de l’époque, dont un certain Beji Kaid Sebsi qui occupe depuis presque deux ans le palais de Carthage.
Ainsi, pendant 7 décennies, le pouvoir n’a eu de cesse d’orienter le secteur agricole vers la modernisation technique dans une démarche politique qui rompt avec les structures sociales locales, le droit traditionnel, les savoir-faire locaux et les formes variées d’appropriations collectives, considérés comme archaïques et surtout comme contraintes et freins au développement économique du pays. Des ruptures qui expliquent en très grande partie les conflits actuels autour du foncier qui se multiplient un peu partout dans le pays et pas uniquement à Jemna.
En 1964, quand le pouvoir se résout, enfin, à nationaliser les terres, dites coloniales, il décide de les regrouper en propriété exclusive de l’État, ce qu’on appelle aujourd’hui les « terres domaniales 5 » ou, encore les terres « socialistes » (aradhi ichtirakyya 6), au lieu de les « rendre » aux héritiers des anciens propriétaires ou de les redistribuer au bénéfice des petits paysans et des paysans sans terres. Ce choix fut renforcé par la politique des « coopératives » qui visait à regrouper les terres agricoles sous des structures copiées sur le modèle des kolkhozes soviétiques et à supprimer les propriétés privées à commencer par les petites exploitations paysannes et les terres collectives, dites tribales.
Au lendemain des années 60, le pays s’engage dans une politique de libéralisation de l’agriculture qui ira en s’accélérant jusqu’à nos jours à la faveur d’un plan d’ajustement structurel agricole (PASA) imposé en 1986 par la Banque mondiale et le FMI, au lendemain des émeutes du pain de 1984. Pendant cette longue période l’agriculture tunisienne s’inscrit pleinement dans un modèle intensif, productiviste et principalement orienté vers l’export en application « aveugle » de la théorie des « avantages comparatifs 7 ». Le choix de développer la production des dattes et d’étendre les surfaces des palmeraies entre parfaitement dans ce cadre, le sud tunisien bénéficiant de conditions climatiques favorables à la monoculture 8 du palmier dattier.
Parallèlement, une partie des terres domaniales fut attribuée, en propriétés privées ou en locations de longues durées, à des investisseurs privées, généralement issus des cercles du pouvoir et proches au parti unique 9. C’est ainsi qu’entre 1974 et 2002, la palmeraie était gérée par la société STIL (Société Tunisienne des Industries Laitières), qui a fait faillite en 2002, avant de passer sous le contrôle de deux proches de Ben Ali, un entrepreneur de travaux publics et un haut cadre du ministère de l’intérieur, avec un nouveau contrat de location.
Pendant toutes ces années, les habitants de Jemna ont essayé de récupérer la palmeraie en s’adressant aux différents responsables politiques en charge du dossier et notamment des terres domaniales. De nombreuses correspondances ont été envoyées, mais en vain. La position officielle du pouvoir ne change pas : les terres appartiennent à l’État et il n’y a donc rien à négocier.
Article original : https://habibayeb.wordpress.com/2016/10/03/jemna-ou-la-resistance-dune-communaute-depossedee-de-ses-terres-agricoles/
Notes:
- Au retour d’une délégation qui s’était rendue sur place du 27 mars au 2 avril l’Union syndicale Solidaires écrivait par exemple (Revue internationale de Solidaires n°8 – p 98 (2012) https://solidaires.org/Solidaires-international-revue-no8-automne-2012 ) :
« Dans toute la Tunisie les institutions locales ont été balayées, ce qui a ensuite posé d’importants problèmes aux habitants dans la vie de tous les jours. Dans les villes de province que nous avons visitées, des institutions locales provisoires ont alors été mises en place avec une très forte implication de la population. Les structures locales de l’UGTT ont le plus souvent joué un rôle déterminant dans ce processus. La forme et la composition de ces institutions locales provisoires ont été, en général, basées sur les rapports de forces entre militant-e-s politiques et syndicaux, dont certains n’étaient pas toujours très autonomes du pouvoir ancien.
– À Redeyef, ville du bassin minier insurgée et réprimée en 2008, la municipalité a été renversée par la population en janvier. Plusieurs assemblées rassemblant des centaines d’habitant-e-s ont eu lieu et ont désigné au consensus un conseil provisoire de 9 personnes à partir d’une liste initiale de 20 noms, établie par l’Union locale UGTT. Des commissions ont été mises en place pour gérer les affaires courantes.
– À Thala, il n’y a plus de conseil municipal. Un Conseil de sauvegarde de la révolution a été mis en place. La jeunesse continue à avoir son mot à dire : ce sont les jeunes insurgé-e-s, ayant mis le feu au commissariat, qui maintiennent l’ordre dans la ville !
– Le Comité de Bizerte, contrairement à beaucoup d’autres, fonctionne sous forme d’Assemblées Générales réunissant 500 à 1 000 participant-e-s. Il se situe dans une logique à la fois de contre-pouvoir, et d’auto-organisation de la société à construire. À Bizerte, c’est l’AG qui a décidé des 25 noms composant l’institution locale provisoire ».En ce qui la concerne, la militante féministe Ahlem Belhadj expliquait à l’époque : « Dans les entreprises appartenant aux familles liées à Ben Ali, les ouvriers se sont retrouvés sans direction – qui s’est enfuie – et ont pris en main la gestion de ces entreprises. Il y a aussi eu pas mal de fermes agricoles qui ont été reprises par des ouvriers, qui ont chassé ceux à qui l’État de Ben Ali avait donné ces propriétés étatiques. Cela concerne 80 grandes fermes. À titre d’exemple, dans une de ces fermes il y a environ 500 personnes, si l’on compte les salariés et les membres de leurs familles. Là, il y a une forme de gestion collective de la ferme. Dans des structures de l’enseignement aussi, dans de nombreux endroits, il y a eu l’élection des personnes qui les dirigent – alors qu’avant elles étaient nommées d’en haut. Dans le transport public, il y a eu une grande grève pour changer le PDG qui était un RCD ». ↩
- Pour mieux localiser Jemna suivez le lien : https://www.google.com/maps/@33.6061738,9.0143555,2514m/data=!3m1!1e3 ↩
- Dès 1886, l’occupant a imposé le cadastre qui visait à individualiser les terres agricoles afin d’en faciliter l’accès aux colons fortement encouragés à s’installer dans la nouvelle colonie, tout en facilitant la dépossession des populations locales de leurs terres, dont une très large partie était dans l’indivision, avec diverses statuts « communautaires ». ↩
- On y trouve entre autres un château (borj) de deux étages entourant un patio central, construit par la famille du colon, qui témoigne d’un niveau de vie plus que confortable et vraisemblablement d’une production conséquente. Indépendantes du château on trouve d’autres bâtisses, aujourd’hui occupées par l’association qui gère l’oasis, qui hébergeaient vraisemblablement les bureaux et les ateliers de l’exploitation. Dans l’un de ces anciens ateliers, on peut voir des machines qui pourraient avoir servi à la distillation des dattes pour la production d’alcool, probablement l’équivalent de la Bokha actuelle (le nom commercial) qui fait environ 45 degrés. ↩
- Les terres domaniales regroupent, en plus des anciennes propriétés coloniales, les terres habouss et à statuts équivalents… Pendant les années 60, les terres domaniales comptaient plus de 700 000 hectares. ↩
- L’adjectif ichtirakyya vient du nom du parti au pouvoir Parti Socialiste Destourien (PSD) et du vocabulaire politique de la période des coopératives, que Ahmad Ben Salah avait essayé de mettre en place, avant sa chute et la fin de l’expérience en 1969. ↩
- Théorie inventée par David Ricardo en « réponse » à la théorie des « avantages absolus » proposée plus tôt par Adam Smith. ↩
- Si la biodiversité naturelle et agricole des oasis traditionnelles sont d’une très grande richesse, grâce à leurs trois étages de cultures, les extensions oasiennes sont plutôt pauvres puisque limitées quasi-exclusivement aux palmiers dattiers, dominées par la variété « digulet nour ». C’est notamment la différence entre l’oasis traditionnelle de Jemna et les extensions qui l’entourent. ↩
- Le PSD (Parti Socialiste Destourien) du temps de Bourguiba avait été rebaptisé le RCD (Rassemblement Constitutionnel Démocratique) par Ben Ali, après son coup d’Etat du 7 novembre 1987. ↩