L’idée d’appropriation enferme une redoutable ambiguïté : « approprier », ce peut être rendre quelque chose propre à un usage, comme on approprie un champ à une culture ; ce peut être aussi faire sien un bien, en faire sa propriété, se l’attribuer, s’en emparer. En quel sens faut-il ici prendre ce terme ?
Les systèmes d’exploitation sont liés à la propriété privée des grands moyens de production et d’échange, les classes dominantes se les étant appropriés (au second sens du terme, que nous nommerons « appropriation privative ») pour monopoliser le surtravail qu’elles en tirent. Marx a montré comment la propriété privée des terres en Angleterre s’est mise en place aux débuts du capitalisme sur les ruines des communs, par la mise en clôture (« enclosures ») ; comment le capitalisme est né en expropriant les travailleurs de leurs moyens de travail et ne se reproduit qu’en reproduisant cette expropriation.
Le contenu de cette appropriation privative, c’est la recherche du profit, et sa forme, le totalitarisme de la rentabilité privée devenue avec l’ultra-libéralisme, norme universelle de civilisation, valeur marchande absorbant toute valeur éthique. Est social, pour les grands groupes financiers, non ce qui satisfait les besoins sociaux, mais ce qui est rentable. Depuis la contre-réforme ultra-libérale des années 1980, la propriété des titres étant devenue aussi « liquide » que la monnaie, les actionnaires considèrent les salariés et le capital physique comme devant avoir la même « liquidité ».
L’appropriation privative de l’ultra-libéralisme se réalise dans les privatisations, déréglementations, fusions-acquisitions, concentrations, dans la maîtrise et l’interconnexion des marchés ; dans les textes du traité de Maastricht et son « économie ouverte où la concurrence est libre » et du Traité constitutionnel européen, avec sa « concurrence libre et non faussée » ; aujourd’hui dans les accords internationaux où loin de tout débat démocratique se mettent au point des dispositions qui soumettent toutes les activités humaines à la marchandisation : Grand marché transatlantique (TAFTA en anglais, langue quasi officielle des ultra-libéraux), entre l’Union européenne et les Etats-Unis, et Accord commercial global (CETA en anglais) entre l’Union européenne et le Canada.
« L’ouvrier voit ainsi se dresser face à lui de manière crûment tangible l’appropriation du travail par le capital, le capital absorbant en lui le travail vivant » 1 : c’est dans cette dépossession que Marx voit, dans ses œuvres de la maturité, la source de l’aliénation, cette diminution de la puissance d’agir, de vivre et d’être que salariés et salariées vivent dans leur esprit et dans leur chair, et qui va aujourd’hui jusqu’au suicide dans certains cas extrêmes. A cette appropriation capitaliste doit s’opposer l’appropriation des travailleurs, qui suppose l’expropriation des expropriateurs, fondement de la désaliénation non seulement de l’économie mais de toute la société, c’est-à-dire des individus.
Ce fait est essentiel : ce que vise Marx n’est pas une simple rationalisation de l’économie, la suppression des crises, une production ajustée aux besoins sociaux, c’est bien plus, c’est le libre développement des individus, dont il fait la définition même du communisme : « Tandis que sont un produit non de la nature mais de l’histoire les individus universellement développés qui ont fait passer sous leur contrôle commun leurs rapports sociaux devenus leurs propres rapports communautaires. » 2 Pour lui, l’appropriation par les salariés n’est pas un simple fait économique, mais un fait de civilisation, un fait anthropologique 3.
Pouvons-nous aujourd’hui penser cette appropriation par les travailleurs comme le simple symétrique de « l’appropriation du travail par le capital » ? L’expérience de la propriété collective bureaucratisée des pays dits socialistes montre que non. Avec l’appropriation par les producteurs, c’est la société dans son ensemble qui fait fonctionner l’économie en la rendant propre à l’usage de tous et de toutes , en l’accordant aux besoins sociaux. Il ne s’agit donc pas d’un changement juridique de propriétaire, mais d’un basculement dans une réalité sociale et historique nouvelle, du passage du deuxième sens, l’appropriation privative, au premier, l’usage commun des capacités de production de la société, au service de tous et toutes. Les garanties juridiques sanctionneront cette évolution.
Marx considère que dans cette société, qu’il nomme communiste, la propriété privée de l’appareil productif sera supprimée, mais que la propriété individuelle sera rétablie sur une base supérieure. Cette parole, qui parut si souvent énigmatique, ne signifie-t-elle pas que l’usage commun des moyens de production, suppose de mettre un terme à l’appropriation privative capitaliste, véritable barrage au libre accès de chacune et de chacun à la satisfaction de ses besoins, qui sont des besoins sociaux ? La double négation de l’expropriation des expropriateurs nous fait alors accéder à une réalité humaine supérieure, celle du libre développement des individualités.
Les diverses formes historiques d’appropriation collective sont restées bien en dessous de ces exigences. En France les nationalisations ont marqué l’histoire au point qu’elles représentent parfois, devant les dévastations de l’ultra-libéralisme, les « jours heureux » de la lutte de classe.
Les réalisations issues du programme du Conseil national de la Résistance, à la Libération, sont une haute époque de ces luttes portées par une intense mobilisation populaire. Elles ont apporté une amélioration parfois considérable aux conditions de vie des travailleurs. Cependant ces nationalisations, justifiées alors autant pour des raisons patriotiques que par le souci du bien commun, n’ont pas menacé le capitalisme ; ainsi les banques d’affaires ont été soigneusement laissées de côté. Et la Sécurité sociale, qui reste aujourd’hui une conquête populaire capitale, s’est bureaucratisée en éloignant les salariés et leurs représentants de toute gestion, alors qu’elle aurait pu être un terrain de choix pour l’appropriation, au premier sens du terme, de ce bien commun qu’est la santé.
L’ampleur des nationalisations de 1981 est sur le papier, impressionnante ; en réalité, si peu de choses ont changé ! Ni la gestion, toujours soumise au profit, ni le haut personnel, ni les rapports avec la société civile ; l’État a remplacé les actionnaires privés ; les travailleurs et travailleuses sont resté.e.s des salarié.e.s subordonné.e.s à une hiérarchie censée représenter l’intérêt général et décidant de tout ; elles n’ont donné lieu à aucune appropriation sociale. Une fois la productivité rétablie, elles sont retournées en partie au privé ! En 1985, Jean Peyrelevade, conseiller économique du Premier ministre Pierre Maurois, explique gentiment aux naïfs le tour de passe-passe : « Socialisation des pertes ? Certes ! Et alors ? Le passage total ou partiel par le secteur public est donc transitoire. Le principe est le retour total ou partiel au privé, toutes restructurations faites et la rentabilité restaurée. »
Les faits conduisent donc à distinguer l’appropriation, au premier sens (que nous nommerons désormais appropriation par l’usage commun), de l’étatisation, sous forme notamment de nationalisations. L’appropriation par l’usage commun assure aux citoyens et citoyennes, aux salariés et salariées, une maîtrise réelle dans la gestion ; elle est synonyme de socialisation de la production ; elle sera l’aboutissement d’une révolution longue, série de luttes occupant toute une période historique et assurant l’hégémonie aux idées et pratiques autogestionnaires.
L’étatisation, elle, ne touche que la forme juridique, elle n’est qu’une « déprivatisation », et peut être accomplie d’un coup, par simple décret. Étatisation porteuse de nouvelles aliénations liées à la coupure maintenue entre dirigeants et exécutants ; l’exemple des pays dits socialistes est parlant.
Cette distinction peut nous permettre d’éclairer les formes actuelles de la propriété non capitaliste : tiers secteur de l’économie sociale et solidaire, secteur public. Quel pouvoir de gestion et d’intervention donnent-ils aux citoyens et citoyennes, aux salariés et salariées ? De ce point de vue, si le secteur public doit être fermement défendu comme un des derniers remparts à la violence de la mondialisation capitaliste, il ne peut, dans son état actuel, pas plus que les grandes mutuelles ou les banques coopératives servir de modèle à l’appropriation par l’usage commun.
Il convient de s’appuyer ici sur le livre important de Dardot et Laval : « Commun. Essai sur la révolution du XXIe siècle ». « Le commun, écrivent-ils, est à penser comme co-activité, et non comme co-appartenance, co-propriété, co-possession…. C’est seulement l’activité pratique des hommes qui peut rendre les choses communes… Le commun n’est pas un bien… Il est le principe politique à partir duquel nous devons construire les communs… » Est commun ce qui est institué comme tel par les individus qui agissent ensemble et définissent les règles qui permettront l’usage sans exclusion de ce commun.
Ainsi défini, « le commun est le principe de l’émancipation du travail ». Le bien commun est « institué », insistent-ils, et non « géré », terme aujourd’hui envahissant. En effet la gestion ne porte que sur ce qui a déjà été institué démocratiquement ; elle est l’après-démocratie, elle est hors démocratie. L’ultra-libéralisme multiplie les injonctions à gérer ce qui a été institué sous son hégémonie ; on comprend pourquoi : la simple gestion, parce qu’elle élimine les conflits sociaux et politiques, qui au contraire marquent si fort le moment instituant, n’ouvre aucune perspective d’émancipation.
La démocratie pleine et entière, elle, est ce qui institue, elle est la décision collective en actes, la praxis délibérative, l’agir instituant ; agir instituant qui doit se relancer en permanence pour empêcher l’institution de se bureaucratiser et de se hiérarchiser, comme « un commencement toujours commençant ». Dans la dialectique entre instituant, institué et institution, le premier terme a la primauté et ne doit jamais la perdre.
Le travail de Dardot et Laval vient à son heure. Il ne répond pas à toutes les questions, bien évidemment. Mais en mettant en lumière que le commun est tel par institution et non par nature, qu’il n’est pas défini par les experts ni attribué d’en haut par l’État mais qu’il est le fruit d’un agir collectif, il nous donne un critère rigoureux pour distinguer les véritables appropriations sociales du commun de leurs caricatures bureaucratisées et hiérarchisées et nous met en garde contre les assoupissements qui menacent toute innovation sociale. Il retrouve l’inspiration de Marx définissant la société communiste comme régie par les travailleurs librement associés.
En même temps, par sa critique de la gestion, il nous invite non pas à abandonner le terme d’ « autogestion » mais à approfondir son contenu : les pratiques autogestionnaires sont marquées par la volonté initiale des travailleurs, volonté instituante, de reprendre en main l’outil de travail ; les expériences réussies sont celles qui savent pratiquer une gestion démocratique sans perdre la fraîcheur du commencement.
Ce critère est d’autant plus précieux qu’un double glissement, dans l’histoire du mouvement ouvrier, a progressivement restreint la perspective de l’émancipation sociale, le « libre épanouissement des individus », à la seule réforme de l’économie.
Premier glissement : le socialisme prend la place du communisme désormais conçu comme simple maturation du socialisme ; c’est pour le socialisme qu’il faut lutter, le communisme viendra tout seul. Deuxième glissement: le socialisme est conçu comme réduit à l’économie, elle-même synonyme de planification centralisée. La grande idée de Marx de l’économie déterminante en dernière analyse, idée fructueuse si la détermination est comprise comme une logique à l’œuvre dans la société et non comme une fatalité pesant sur la société et venue de l’économie conçue comme son extérieur, se trouve appauvrie en simple réorganisation de l’économie.
Quelque chose s’est perdu, et quelque chose d’essentiel, dans cette vision purement technique ; vision qui n’était pas seulement celle du courant majoritaire du mouvement ouvrier, organisé autour des Partis communistes, mais, très souvent, s’est imposée dans l’extrême gauche et dans les courants de gauche dissidents 4. Apparaissent frappées de ce vice les formules telles que : « l’usine aux ouvriers », proche du corporatisme ; la « gestion ouvrière », qui ne se hisse pas à la hauteur de la société, le « contrôle ouvrier », bien timide par rapport à la maîtrise.
Visions étroites : en effet, si l’appropriation privative de la plus-value s’accomplit à l’intérieur du procès de travail, elle se réalise dans la circulation, par la vente des marchandises, à l’échelle de la société. La loi de a valeur traverse la société : le harcèlement publicitaire est là pour nous le rappeler. Ce à quoi s’oppose le mot d’ordre de l’altermondialisme : « Le monde n’est pas une marchandise » . La véritable question est donc : « Dans quelle société, dans quel monde, voulons-nous vivre ? », ce qui rend la réorganisation de l’économie, la propriété collective des moyens de production, nécessaire mais non suffisante.
La réponse est alors celle de l’autogestion généralisée, dans une perspective écologique libérée de tout fétichisme des forces productives et de tout fantasme de maîtrise sur la nature, assurant la pleine égalité entre hommes et femmes.
L’appropriation sociale autogestionnaire déborde la seule définition juridique de la propriété ; elle englobe l’auto-organisation du travail ; elle ne peut se définir comme un ensemble de revendications ou un programme, mais comme une logique, une chaîne, ou plutôt un réseau dont les mailles seraient la réduction du temps de travail et la réorganisation des temps sociaux , la rupture avec la logique du profit, la subordination du marché aux besoins sociaux, la mise en place et le respect de la volonté populaire s’exprimant notamment par la planification démocratique , le renforcement des droits des travailleurs, l’intervention citoyenne à tous les niveaux de la société civile, le salaire socialisé, du moins en partie… avec les luttes populaires comme moteur. Serait alors atteint un point où la loi de la valeur serait brisée pour laisser place à une économie subordonnée aux besoins sociaux démocratiquement définis.
Ainsi comprise, et éclairée par la perspective du commun, l’autogestion sera l’autogouvernement de la société. Elle ouvrira la voie à un état de choses où les richesses sociales seront « inappropriables », au sens de Dardot et Laval, c’est-à-dire hors propriété.
En cette époque où le pire peut advenir, mais où les possibilités d’émancipation humaine n’ont jamais été aussi grandes, ce qui se joue, ce n’est pas seulement la fin de l’exploitation capitaliste mais la désaliénation de toute la société, devenue condition de possibilité du vivre ensemble si l’on songe au réchauffement climatique et aux dévastations de la planète. L’enjeu est donc immense.
Une autogestion imposée d’en haut, même par « l’État des travailleurs », ne serait qu’une caricature. Il ne s’agit plus seulement de réaliser la propriété collective des moyens de production, mais de transformer moyens et fins de la production.
Il faut penser l’appareil de production comme Marx a pensé l’État : la société ne peut pas seulement s’en emparer et le faire tourner tel quel, elle doit le modifier profondément en tenant compte de ses besoins, des conditions de travail, des contraintes écologiques… Sans cette transformation, l’appareil de production risquerait d’échapper aux producteurs et productrices, aux citoyennes et citoyens en développant ses tendances au gigantisme, comme tout État a tendance à développer sa logique et à se bureaucratiser.
Cette perspective d’émancipation, de dépassement du capitalisme est à l’œuvre dans les réappropriations partielles qui se multiplient dans le monde, en Amérique du Sud, notamment, mais aussi en France, dans les SCOP, chez les ex-Fralib, nouvelle SCOP-TI par exemple. Notre responsabilité est d’élargir cette perspective à toute la société.
Notes:
- « Grundisse » Editions sociales 1980 – Tome 2. p.192 ↩
- « Manuscrits de 1857-4858 » Karl Marx. Editions Sociales 2011. p.120 ↩
- Insistons-y : pour Marx et Engels, l’appropriation des forces productives est au cœur du projet d’émancipation sociale et du libre développement des individus. Ils écrivent dans « L’Idéologie allemande » : « L’appropriation de ces forces, n’est elle-même pas autre chose que le développement des facultés individuelles correspondant aux instruments matériels de production. Par là même l’appropriation d’une totalité d’instruments de production est déjà le développement d’une totalité de facultés dans les individus eux-mêmes. » ↩
- Les cahiers de l’ITS ont réédité en 2013 un débat de 1962 entre Claude Lefort, Serge Mallet, Pierre Mendès France et Pierre Naville sur le thème « Les travailleurs peuvent-ils gérer l’économie ? », suivi des appréciations de Annick Coupé, Thomas Coutrot, Jacques Rigaudiat, qui remarquent tous trois que le « socialisme », comme le nomment les quatre intervenants, enfermé dans l’entreprise laisse peu de place, dans leurs interventions, à l’émancipation de la société. Annick Coupé note que la question n’est peut-être pas tant « les travailleurs peuvent-ils gérer l’économie ? » mais « dans quelle société voulons-nous vivre ? » Cette réduction a empêché la gauche de voir ce qui naissait de neuf après mai 68 : le féminisme, l’écologie, les luttes anti-nucléaires… ↩
vous pouvez aussi lire un ouvrage récent « (Biens) communs, quel avenir? Un enjeu stratégique pour l’économie sociale et solidaire » (2016, éd. Yves Michel)
Voici ce qu’en dit Alternatives économiques : « Le livre est petit, mais éclairant. Car il permet de comprendre des distinctions qui pourraient paraître subtiles entre « le Bien commun » (ce qui favorise une société soucieuse de tous), « les biens communs » (ce qui sert à tous, comme l’air, la monnaie), les « Communs » – ce sur quoi porte ce livre -, constructions sociales gérées collectivement par les parties prenantes qui définissent un « faisceau de droits ». S’il ne s’agissait que de s’entendre sur les termes, le livre serait déjà utile, mais sans doute assez court (encore que Christian Laval – le préfacier – et Pierre Dardot ont écrit un livre épais, qui fait référence, sur ce thème). Là où il devient indispensable, c’est lorsque l’auteur illustre la notion et la démarche par des exemples très concrets : la gestion de l’eau à Cochabamba, en Bolivie, Terre de liens en France, la Super Halle d’Oullins, le Groupement pastoral en Tarentaise, … Enfin, Jean Huet développe l’idée que les « Sociétés coopératives d’intérêt collectif » (SCIC), en plein essor, pourraient être (et parfois sont) un support juridique pour concrétiser des Communs sur bien d’autres terrains (la presse, l’énergie, …). Bref, voici un petit livre qui pourrait donner des idées à beaucoup. Entre collectivisme et individualisme, et en s’appuyant sur l’économie sociale et solidaire, il y a donc place pour bien des innovations fructueuses. » Denis Clerc avril 2016.
en savoir plus ? http://communs-et-ess.blogspot.fr/2016/02/biens-communs-quel-avenir.html