Dans la panoplie des nouvelles méthodes de gestion qui cherchent à « responsabiliser » les salariés sous couvert d’en faire des « collaborateurs », nous trouvons Holacracy, un système qui prétend donner tout le pouvoir aux salariés. Jamais son auteur n’aborde la question de la nature de l’entreprise, se retranchant derrière une « raison d’être » de celle-ci censée nous gouverner. Au final, un système qui tend à transformer chaque salarié en manager pour le plus grand bénéfice des propriétaires…
La cause est entendue. En matière de gestion d’entreprise, le système hiérarchique a vécu. Place aux organisations souples ! Tel est le propos du célèbre livre de Brian J. Robertson, La révolution Holacracy, le système de management des entreprises performantes, récemment traduit en français. L’auteur nous explique fort justement que les entreprises évoluent dans un environnement de marché qui change constamment et que, de ce point de vue, la structure hiérarchique est inopérante car il est impossible pour une direction d’intégrer en temps réel toutes les données. Mieux, l’organisation même de l’entreprise doit être évolutive en fonction des changements de son environnement.
On est surpris que ce livre soit muet sur la raison d’être de cette organisation hiérarchique qui ne s’explique que par la forme même de l’entreprise « classique » : une société dans laquelle des associés ou actionnaires investissent leur capital pour le valoriser par des rendements attractifs. Or une entreprise, ce n’est pas que cela. C’est avant toute chose un ensemble d’hommes et de femmes qui sont réuni-es pour réaliser une production, à partir de prestations réalisées par des fournisseurs, à destination de clients qui peuvent aussi bien être d’autres entreprises que des particuliers. La forme « classique » de l’entreprise, qui est la société de capitaux, a pour fonction d’extraire du travail de ces hommes et de ces femmes des flux de dividendes qui valorisent le capital des propriétaires. Ces hommes et ces femmes reçoivent un salaire en échange de leur temps de travail et le rôle du management est de les diriger pour obtenir le plus de travail possible, d’où le caractère subordonné de la relation salariale. La forme hiérarchique du management est donc la résultante de cette réalité. Si la forme hiérarchique n’est plus opérationnelle dans l’univers changeant que nous connaissons, c’est peut-être que cette forme d’entreprise a vécu, ce que l’auteur ne mentionne jamais.
L’auteur estime que l’entreprise aurait une « raison d’être » à découvrir, le « pourquoi cette entreprise existe ». Tout comme il compare le fonctionnement d’une entreprise idéale à celle d’un corps humain dont les organes réagissent de façon autonome selon leur fonction, « Holacracy n’est pas un processus de gouvernance « des personnes, par les personnes et pour les personnes », c’est une gouvernance de l’organisation, via les personnes, au service de sa raison d’être. » Nous voilà donc prévenus sur la conception de l’entreprise de Brian Robertson : le pouvoir du patronat est désormais remplacé par celui de la raison d’être de l’entreprise, un nouveau remake du Prix d’excellence de Thomas Peters et Robert Waterman, ce best-seller mondial de la littérature managériale des années 1980 ? L’entreprise n’est plus une association d’hommes et de femmes réuni-es pour réaliser une production mais ceux-ci sont « au service de sa raison d’être ». On s’éloigne totalement d’une perspective émancipatrice.
Viennent ensuite les principes même de l’organisation Holacracy. Trois types de réunions existent obéissant à un protocole bien précis : celles de gouvernance, celles de triage et celles de stratégie. Les réunions de gouvernance sont là pour modifier en permanence l’organisation de l’entreprise. La base de l’organisation est le « rôle » qui se décline par une raison d’être, des domaines (ex : site web, liste des clients…) et ce qu’on attend de lui (ses « redevabilités »). Un rôle est alors affecté à une personne. Si ce rôle est trop important pour une personne, il est alors décomposé en de nouveaux rôles qui seront réunis dans un cercle dans lequel le cercle supérieur nommera un premier lien qui aura en charge la gestion du cercle et on élira un second lien qui participera aux travaux du cercle supérieur. Les réunions de triage sont là pour passer en revue et constater l’état d’avancement des différentes tâches en cours. Il est à noter ici que la décision de commencer une tâche n’est pas prise en réunion mais par la personne en charge d’un rôle, le pendant étant le principe de transparence sur le travail de chacun et les obstacles à lever dans la réalisation des tâches. Les réunions de stratégie sont moins fréquentes et se définissent avant toute chose comme une priorisation de choix et non la « vision » d’un hypothétique stratège. Toutes ces réunions suivent un protocole précis et méticuleux qui peut paraître un peu étrange pour le profane. On peut apprécier la méthodologie qui est utilisée pour traiter les objections afin qu’elle ne paralyse pas la structure. De même, le fait qu’en Holacracy, on ne donne pas de délai pour une tâche semble intéressant : donner un délai revient à prioriser sous la pression un ensemble de tâches alors que ce système préfère que chacun organise son travail en fonction des priorités qui lui semble opportunes. Nous laisserons les salariés qui expérimentent et utilisent cette méthode nous donner leur avis sur ce fonctionnement.
Mais ce qui surprend surtout est le côté bon enfant, quasiment bisounours, de cette méthode qui règle les conflits à coup de création de nouveaux rôles et d’affectation de ceux-ci à des personnes. Que se passe-t-il si personne ne peut prendre un nouveau rôle faute de temps de travail disponible ? Assez curieusement, le livre n’aborde pas cette question pourtant fondamentale et essentielle. La notion d’« Apps » développée sur seulement 6 pages semble lever une partie du mystère : on y apprend que si Holacracy est un système d’exploitation, alors il lui faut des applications pour fonctionner, un petit peu comme dans un smartphone. Et les exemples d’applications qui sont donnés dans le livre sont justement « la rémunération, les systèmes de gestion de la performance, les processus de contrôle financier/budgétaires et les procédures de recrutement et d’entretien. » Soucieux de ne pas déplaire à son lectorat, les licenciements ne sont pas listés. « Il s’agit des processus généraux dont la plupart des organisations ont besoin mais qui ne figurent pas dans la constitution (d’Holacracy) ». L’analogie avec un smartphone est carrément frauduleuse : par définition, une application de smartphone est facultative alors que les fonctions listées sont incontournables. Derrière la soi-disante remise du pouvoir aux salariés de l’entreprise, on constate que l’essentiel leur échappe, ce que rapidement l’auteur admet puisqu’il laisse entrevoir des pistes d’intégration de la distribution des salaires dans la constitution d’Holacracy tels que des systèmes de badges, d’auto-évaluation des salariés entre eux… mais jamais des salaires nominaux, ce qui entrerait immédiatement en conflit avec le contrôle de gestion. Jamais l’auteur, respectueux des actionnaires, des PDG et des conseils d’administration, ne propose d’introduire le contrôle financier/budgétaire dans Holacracy. Cela signifierait bien sûr l’expropriation de facto des propriétaires. Faute de cela, tous les systèmes d’auto-évaluation, de badges, de médailles et autres tableaux d’honneur ne sont que des moyens de diviser les salariés entre eux pour le plus grand bénéfice de l’employeur… à moins que ce système ne génère au final des dissensions telles dans le collectif de travail qu’Holacracy se révélerait alors une catastrophe pour les propriétaires.
Si les modalités de fonctionnement d’Holacracy peuvent paraître intéressantes à expérimenter dans des entreprises qui appartiennent aux travailleurs comme une Scop ou une coopérative de travail, il n’en est pas de même dans une entreprise classique. Il s’agit alors tout simplement d’un système qui cherche à transférer les tâches de management à l’ensemble des salariés de façon à ce qu’ils se surveillent mutuellement au nom de la « raison d’être » de l’entreprise, véritable rideau de fumée destiné à cacher sa fonction première : valoriser le capital.
La révolution Holacracy, le système de management des entreprises performantes
Brian J. Robertson
Alisio, Editions Leduc.s 2016
250 pages, 24 euros
ISBN 979-10-92928-17-4
Bonjour,
D’accord pour s’organiser en dehors du champ archaïque de la subordination « animale », mais pas d’accord pour « la tyrannie de l’absence de structure » (Jo Freeman 1970!!!). Les structurations fonctionnelles sont utiles et même indispensables dès qu’on est plusieurs dizaines dans un groupe, sans quoi on retombe inévitablement dans le déni de structuration qui se fait quand même, mais de façon cachée). Les pistes de management qui développent le « management de l’intelligence collective » sont convergentes avec les aspirations à l’autogestion. On peut leur reprocher, la plupart du temps, de s’arrêter aux portes de la gestion du capital, et ainsi de demeurer cosmétiques, ce qui n’enlève pourtant pas tout l’intérêt qu’elles ont. Je rêve de voir le mouvement autogestionnaire s’approprier le savoir faire en management de l’intelligence collective et la structuration fonctionnelle qui en fait partie.