Approsociale3La huitième audition tenue dans le cadre du séminaire « Appropriation sociale, autogestion et coopératives »  a eu lieu le mercredi 26 mars 2014.

Le thème de la table ronde était: « Appropriation sociale et Histoire. 1789-1920 : des biens communs aux soviets, un long siècle d’expériences sociales et politiques » et notre invité était Jean-Numa Ducange, historien, maître de conférences à la faculté de Rouen.

 

 

L’objectif fixé à Jean-Numa Ducange était d’évoquer quelques expériences historiques de 1789 à 1920 susceptibles de rentrer dans le cadre de l’appropriation sociale. Après avoir exposé sa méthode de travail, il a choisi de prendre quatre périodes historiques bien précises :

  • la Révolution française et la question de la propriété ;
  • l’idée d’association et la révolution de 1848 ;
  • les relations entre partis, syndicats et mouvement coopératif dans la seconde moitié du XIXe siècle ;
  • l’émergence des conseils ouvriers en 1905 en Russie.

Révolution française

Il existait de longue date des biens communaux sur lesquels les paysans avaient des droits qui permettaient des activités d’élevage et d’exploitation de forêts. Dès le XVIIe siècle, les nobles cherchent à rogner sur ces droits au nom d’un droit de propriété naissant. Ce mouvement sera particulièrement fort dans les années 1770-1780 et serait un élément de contestation de la monarchie comme en témoigne la rédaction des cahiers de doléance qui comportent de nombreuses demandes de retour de ces droits ancestraux. Selon lui, il reste important de comprendre que cette révolution souvent décrite comme bourgeoise comprend aussi une composante populaire dont l’assise est une exigence de droits élémentaires d’accès aux ressources. Lorsqu’en juin 1793, on va mettre au vote la question du partage des biens communaux, de nombreuses assemblées villageoises s’empareront de cette question. Ceci nous ramène à l’émergence du mouvement des sans-culottes et de la question de la démocratie directe face à la démocratie représentative.

La question de l’accès aux ressources communes continuera d’être présente dans la première partie du XIXe siècle. Ainsi, Marx prendra position en 1840 en Rhénanie sur la question du vol de bois. Alors que les paysans ramassaient autrefois le bois pour se chauffer, voilà que l’industrialisation naissante transforme le bois en marchandise nécessaire à la production d’énergie. La Diète de Rhénanie interdira alors le ramassage du bois. Il fait le parallèle avec le mouvement anglais des enclosures qui déplacera des populations entières des campagnes vers les villes, lieu de formation de la classe ouvrière.

La révolution de 1848 et l’association

Il faut convenir que l’on revient aujourd’hui très souvent sur les socialismes qui avaient été appelés trop facilement « utopiques » et que Jean-Numa Ducange préfère qualifier de « conceptuels ». Il va essentiellement se concentrer sur Joseph Proudhon et Louis Blanc. Si Proudhon est surtout connu pour ses controverses avec Karl Marx, notamment autour de la révolution de 1848 et dans la Première internationale, il revient aujourd’hui à la mode pour ses tentatives de créations d’alternatives. Jean Numa Ducange prendra comme exemple la « banque du peuple » de 1849. Ce projet, qui a réuni de nombreux socialistes, ne durera que quelques semaines. L’objectif était de se regrouper pour financer gratuitement divers projets d’Associations ouvrières de production tout en se passant de numéraires dans les échanges en créant des bons de consommation payables à vue. Cette banque ne devait pas être une émanation de l’État mais une mutuelle, ce qui l’opposait à l’étatisme de Louis Blanc par exemple.

Louis Blanc, avec ses ateliers sociaux conçus sur initiative de l’État quoique gérés sous forme coopérative par des dirigeants élus, avait une autre approche : celle d’une organisation du travail par branches de métiers. Il va avoir l’originalité, par rapport aux autres socialismes, de se situer sur le terrain politique ce qui le placera au premier plan lors de la révolution de 1848. Durant cette révolution, les ateliers nationaux (et non pas sociaux) seront créés en février pour être ensuite démantelés en juin 1848, ce qui conduira à l’insurrection ouvrière, à son écrasement et à l’exil de Louis Blanc.

Selon Jean-Numa Ducange, Marx va faire peu de cas des diverses expériences coopératives alors que celles-ci feront partie intégrante du mouvement ouvrier jusqu’en 1914, qu’elles constituent des regroupements plus grands en effectifs que les syndicats et les partis. Par contre, Marx aura une vision de l’évolution du capitalisme et ses dynamiques plus profondes que les vues de Proudhon ou de Louis Blanc.

Mouvement coopératif, syndicats et partis dans la seconde partie du XIXe siècle

Jean-Numa Ducange introduit cette séquence sur les différences entre les mouvements ouvriers français et allemand. En Allemagne, mouvement coopératif et syndicats travaillent de concert avec le SPD (parti social-démocrate) et structurent le mouvement ouvrier. Eduard Bernstein engagera ce mouvement sur la voie du réformisme sur la base d’un rejet de l’idée que le capitalisme s’effondrerait de lui-même et de la nécessité d’une approche pragmatique de la transformation sociale : « Le but final, quel qu’il soit, ne signifie rien pour moi, le mouvement est tout ».  En France, on assiste à l’émergence d’un mouvement coopératif sous la houlette de Charles Gide, plutôt opposé à la perspective socialiste de révolution. Néanmoins il envisage la transformation sociale dans la perspective de l’émergence progressive d’une République coopérative. Les syndicats, structurés autour de la CGT et des bourses du travail, d’obédience syndicaliste révolutionnaire, travaillent à la grève générale. La SFIO est un parti finalement assez minoritaire dans le mouvement ouvrier qui rejette tout ce qui n’est pas inféodé au parti, donc le mouvement coopératif et les syndicats tels qu’ils sont à ce moment. C’est Jaurès qui va transformer la perspective de ce parti en se rapprochant des syndicats, voyant dans la grève, non pas un moyen de transformer immédiatement la société, mais un moyen d’arracher des conquêtes et d’avancer progressivement vers le socialisme. Dans la même logique, il œuvrera à la réunification du mouvement coopératif et à l’établissement de convergences entre celui-ci et la SFIO.

L’émergence des soviets

Jean-Numa Ducange introduit ce chapitre en rappelant que la Russie du début du XXe siècle ressemblait par biens des aspects à la France du XVIIIe siècle avec des droits féodaux et une paysannerie majoritaire. Il note la présence d’une forme communautaire paysanne, le Mir, qui avait été pressentie par Marx comme pouvant constituer un embryon de socialisme. Il mentionne alors la présence d’un révolutionnaire russe, Alexandre Herzen, se trouvant en Europe occidentale durant les échecs des révolutions de 1848, qui théorisera le potentiel révolutionnaire de la paysannerie russe du fait de ces traditions communautaires et inspirera le mouvement des narodniki, des populistes.

Venant à la question de l’émergence des soviets lors de la révolution de 1905, il rappellent que ceux-ci apparaissent en l’absence de syndicats en même temps qu’ils reprennent une tradition de contrôle politique local (le vétché). Ils réapparaissent en 1917, à la fois dans les usines, dans l’armée et dans les quartiers. Il s’agit donc d’une forme assez variée que l’on retrouvera dans les révolutions allemandes et hongroises qui sera ensuite remise en actualité dans la Yougoslavie titiste ou lors de la révolution hongroise de 1956. Toute la question est alors de comprendre comment ces formes de démocratie locale ont pu par la suite avoir été bureaucratisées. Jean-Numa Ducange s’appuie alors sur les études de Marc Ferro pour indiquer que si la bureaucratisation par le sommet a été le fait du parti bolchevique lui-même, on a aussi assisté à une bureaucratisation à l’intérieur même des soviets, venant de nouveaux venus qui auraient acquis des compétences de gestion et se seraient érigés en experts. Ce sont ces experts qui formeront les nouveaux cadres du parti communiste. A l’appui de cette thèse, il cite un historien peu favorable à la révolution soviétique, Orlando Figes, qui explique que la terreur rouge ne commence pas par le sommet du parti mais dans les soviets même, d’une volonté de prendre sa revanche sur les riches. Cependant rien n’est mécanique comme le montre l’existence des soviets allemands en 1919, dans un pays où le syndicalisme était très développé et où ces soviets ont contribué à instituer un gouvernement légitime d’État puisqu’ils vont être majoritairement tenus par les sociaux-démocrates modérés.

Jean-Numa Ducange interroge alors le ralliement de nombreux syndicalistes révolutionnaires à la troisième Internationale alors qu’ils étaient totalement opposés aux marxistes d’avant 1914. L’explication tiendrait dans la nature des soviets et dans l’illusion qu’ils en avaient. Selon Georges Gurvitch, spécialiste de Proudhon, les soviets ne seraient nullement une construction des bolcheviques mais des socialistes-révolutionnaires russes d’inspiration libertaire, souvent inspirés par les expériences françaises.

 

Pour conclure, Jean-Numa Ducange rappelle qu’une certaine vision du marxisme a prédominé durant tout le XXe siècle et que les écrits de Louis Blanc ou de Proudhon ont été oubliés. Ces auteurs doivent donc être relus, non par pour ce qu’ils ont écrit en tant que tel mais pour les réinterpréter en fonction de la situation historique particulière dans laquelle ils étaient et du recul que nous avons à l’égard des évolutions ultérieures du capitalisme.