Nous publions ici un texte issu du Cahier d’étude et de recherche numéro 19/20 de 1992 intitulé La fragmentation de la Yougoslavie, une mise en perspective écrit et réalisé par Catherine Samary.
Nous avons choisi ici de sélectionner le texte Les grandes phases du système yougoslave qui décompose l’évolution du système autogestionnaire yougoslave en quatre phases :
- Du début des années 1950 jusqu’en 1965
- La réforme de 1965 (interrompue en 1971)
- Le tournant de 1971
- La crise de la décennie 1980
Ce texte nous permet de comprendre que l’autogestion yougoslave n’a jamais été complètement réalisée, c’est-à-dire qu’elle permette aux usagers et travailleurs de définir les grandes orientations de l’économie. L’autonomie donnée aux unités de production, d’une co-gestion prudente dans les années 1950 a ensuite évolué vers plus de marché pour faire faussement machine arrière dans les années 1970. Voulant coûte que coûte se maintenir au pouvoir, la bureaucratie locale associée à une nouvelle couche managériale a laissé se développer un endettement incontrôlé qui conduira le pays à son implosion au début des années 1990.
L’autogestion et le fédéralisme yougoslaves représentent deux questions qui peuvent être évidemment étudiés séparément 1. Nous soulignerons plutôt ici l’étroit parallélisme de leur évolution historique en Yougoslavie. Car l’un et l’autre, une fois consommée la rupture avec Staline, vont être à la base des particularités du régime “titiste” et vont connaître une histoire commune.
Rompre avec l’URSS, la “patrie du socialisme” jusque là glorifiée, n’était pas rien en 1947. Comme on l’a dit, l’autogestion avait été introduite pour consolider la base du régime dans une période d’isolement créé par le blocus soviétique. Elle fut dès lors l’une des formes essentielles et durables de la légitimation du pouvoir “titiste”. La question nationale s’était quant à elle imposée à un parti qui n’aurait jamais pu être victorieux dans sa lutte pour le pouvoir sans l’organisation fédérative de l’armée populaire, puis du nouvel État. On peut dire globalement que les piliers du régime seront: l’augmentation des droits de l’autogestion et des Républiques accompagnée d’une hausse de niveau de vie. Mais quelle articulation y avait-il entre autogestion, Républiques et État-parti fédéral dans la prise de décision politique et économique?
Dans l’un et l’autre domaine – autogestion et droits nationaux – le comportement des dirigeants communistes fut le même : pragmatisme considérable dans la limite d’un système de parti unique qui perdurera jusqu’en 1989, en dépit de son éclatement croissant sur des bases nationales. Les réponses “titistes” aux mouvements d’en bas ont toujours été une combinaison de répression et de concessions. Cela a signifié, en pratique, l’interdiction des mouvements indépendants, qu’ils soient en fait syndicaux, nationaux ou politiques. Mais comme sur tous ces terrains les conflits n’ont pas manqué de surgir, on s’est éloigné du mode de planification administratif en élargissant les marges d’initiatives et les droits des entreprises et des Républiques ou provinces. Tout cela sans pluralisme politique, sans confrontation de programmes alternatifs, sans réelle transparence des choix, sans remise en cause du monopole de pouvoir détenu par un parti, sans droits reconnus de tendances au sein de ce dernier, sans démocratisation de l’État et des modalités de la planification. Les contre pouvoirs manqueront donc pour empêcher une bureaucratisation que la décentralisation marchande renforcera au lieu de restreindre.
Les pouvoirs légaux de l’autogestion ouvrière et ceux des Républiques et des provinces se sont accrus, au fil des grands tournants institutionnels, jusqu’à la mort de Tito en 1980, coïncidant avec la crise économique. Mais leur réalité et leur efficacité doivent s’analyser dans le contexte du système politique et du mode de régulation économique : c’est-à-dire de l’articulation plan-marché/système politique. Sans entrer ici dans le détail, il faut dire que cette articulation a changé au cours de trois grandes périodes marquées par des réformes. On peut seulement rappeler les traits essentiels qui les ont caractérisées:
Du début des années 1950 jusqu’en 1965
Durant cette période, les grands choix stratégiques demeurent planifiés, s’imposant à l’autogestion comme aux Républiques. L’État/parti reste très fédéraliste, c’est-à-dire doté d’un pouvoir central qui s’impose aux Républiques. Il s’impose également à l’autogestion (en fait, une co-gestion partagée entre pouvoirs locaux, direction d’entreprise, collectifs de travailleurs et syndicats). Celle-ci s’exerce alors dans le cadre de contraintes de normes, de prix, de taxes et de crédits qui sont en fait les nouveaux instruments de la planification, à la place des ordres directs : outre les normes imposées dans la répartition du surplus entre les différents fonds de l’entreprise, il peut y avoir “autofinancement” et choix décentralisé d’investissement. Mais il existe des subventions qui incitent à choisir les sources d’énergie nationale, des taxes sur les profits qui limitent les capacités d’autofinancement et rendent l’entreprise tributaire des crédits centraux ; ces derniers peuvent dépendre à leur tour des secteurs jugés prioritaires, le système bancaire étant dans ce cas un instrument d’application du plan.
Les tensions autogestion/État et Républiques/État qui s’expriment durant cette période n’empêchent pas une réelle amélioration du niveau de vie. La victoire contre le fascisme, puis la résistance à Staline, enfin l’amélioration du niveau de vie ont stabilisé le pouvoir des communistes. Le socialisme est traité comme un objectif à atteindre et la société yougoslave fait l’objet d’approches marxistes critiques dont l’influence est prépondérante dans l’intelligentsia et la jeunesse.
Le pays a eu un taux de croissance économique parmi les plus élevés du monde (supérieur à 10% sur toute la décennie). Un des clichés souvent entendus aujourd’hui consiste à faire de l’aide internationale reçue par le régime titiste à l’époque, la cause unique de cette croissance. L’aide reçue par la Pologne dans la décennie 80 est tout aussi réelle. Mais elle s’est accompagnée d’un creusement de la dette et d’un enfoncement dans la crise. Autrement dit, l’aide n’explique rien. L’essentiel demeure l’usage qu’on en fait, le système où elle opère. Or, jusqu’au milieu des années 1960, la planification plus souple connaît un infléchissement notable qui bénéficie (après 1955) à la consommation et à l’agriculture ; des régions entières connaissent une première industrialisation et les échanges se développent sans endettement majeur. Il y a là des atouts du système.
Mais il est vrai que tout cela s’opère non sans gâchis bureaucratique, investissements de prestige et coûts parfois exorbitants. Au milieu de la décennie 1960, les pressions en faveur d’un accroissement des rapports marchands s’expriment à partir de plusieurs sources, et en fonction de plusieurs types d’arguments.
Pour les partisans du “socialisme de marché”, une autogestion libre des contraintes du plan et de l’État, soumise aux lois de la concurrence, serait plus efficace ; ils peuvent simultanément se faire les défenseurs d’une croissance plus rapide des Républiques riches, impliquant une réduction du rôle redistributif du plan jugé bureaucratique. Le décollage industriel justifie, aux yeux de certains économistes, la diminution des protections dans le commerce extérieur, afin d’exercer les pressions de la compétition mondiale sur une économie que l’on veut plus productive. Quant aux dirigeants du régime, ils trouvent dans les réformes marchandes le moyen de maintenir un système de parti unique, tout en accordant des droits décentralisés (mesure indispensable pour relégitimiser leur propre pouvoir…).
La réforme de 1965 (interrompue en 1971)
Elle a recours à des méthodes capitalistes et aux pressions du marché mondial sur une économie elle-même non capitaliste, où se maintient sous de nouvelles formes le règne du parti unique. Les entreprises autogérées sont libérées des contraintes du plan, mais se voient de plus en plus soumises à la logique d’une compétition marchande entre elles, et face au marché mondial (avec le changement du système de prix et la réduction des subventions). Il y a une augmentation des pouvoirs des entreprises et des Républiques au détriment du Centre (au niveau de l’État et du parti) ; mais la bureaucratie du parti-État parasite et contrôle l’extension des rapports marchands. Ces derniers restent contenus dans un cadre non-capitaliste. Le chômage yougoslave, à cette époque, n’est pas lié à des mécanismes de compression d’effectifs, encore moins de mises en faillite : il est dû à l’insuffisance des investissements et au ralentissement de l’embauche sous le jeu des contraintes marchandes. Les travailleurs peuvent toujours utiliser leurs droits sur l’embauche et le licenciement pour assurer la sécurité du travail. Il n’existe pas de marché du capital ; il n’y a pas de système d’actions ; l’enrichissement sur la base du travail d’autrui est étroitement limité à cinq salariés ; la privatisation illicite est très impopulaire ; le droit de gérer le surplus des entreprises appartient de droit aux conseils ouvriers. Même s’il s’agit d’un droit largement accaparé par les équipes de direction et rendu formel par de multiples limites socio-culturelles ou politiques, il réduit incontestablement l’enthousiasme des investisseurs étrangers : pourtant désormais autorisées, les entreprises mixtes (autorisant jusqu’ à 49% de capital étranger) demeurent marginales.
Globalement, des conflits verticaux (travailleurs/managers) et horizontaux (face aux inégalités dues au marché) se développent de 1968 à 1971. Parallèlement au déploiement des grèves éclatées tournées vers des cibles locales, la critique de la réforme marchande s’exprime politiquement dans le mouvement étudiant de 1968. Outre ses dimensions internationalistes (contre l’intervention américaine au Vietnam), ses revendications sont à la fois anti-bureaucratiques et anti-capitalistes : “autogestion de bas en haut”, “non à la bourgeoisie rouge”, arrêt des privatisations, des privilèges, de la censure, des rapports marchands dans les domaines culturels et de l’éducation notamment, lutte contre les inégalités croissantes.
Mais dans les Républiques riches, les revendications nationales iront en sens inverse, sur le plan socio-économique pour l’accentuation de l’autonomie financière, économique et politique, contre les mécanismes redistributifs identifiés aux pleins pouvoirs de “Belgrade” c’est-à-dire non seulement du “centre”, mais aussi de la Serbie où se localise ce centre. Les écarts de niveaux de vie se creusent. Les grèves s’étendent. Des conflits éclatent entre les pouvoirs républicains et le centre fédéral autour de la question des devises (ceux-ci concernent surtout la Croatie dotée de côtes touristiques).
Pour un même effort de travail, la réforme favorise les acteurs qui se trouvent en bonne position sur le marché ; les autres n’acceptent évidemment pas les règles de ce jeu-là : l’inflation se déploie. Plusieurs logiques de distribution des revenus entrent en conflit : “selon son travail” ou selon les résultats des ventes sur le marché, le tout se combinant avec une distribution selon la position dans l’appareil…
Notes:
- Cf. C. Samary, Le Marché contre l’autogestion- l’expérience yougoslave, Editions Publisud-La Brèche, 1988 et Plan, marché et démocratie, Cahiers d’étude et de recherche, 1988. Se reporter aussi à l’annexe historique concernant les grandes étapes économiques de la Yougoslavie depuis 1945. ↩