En partant d’une critique rénovée de l’idée de développement, l’Amérique latine a engagé un processus intéressant pour renouer avec ses origines. D’un coté, elle maintient et récupère une tradition historique de critiques et de questionnements sur le développement. Mais, élaborés et présentés depuis longtemps, ces réflexions n’ont pas été actualisées et sont en passe d’être oubliées. De l’autre, de nouvelles conceptions émergent qui émanent des peuples autochtones et des nationalités ancestrales de l’Abya Yala – l’Amérique d’aujourd’hui – et se complètent avec des apports provenant d’autres régions de la Terre.
Alors qu’une bonne partie des postures conventionnelles sur le développement, auxquelles n’échappent pas certains courants critiques, s’expriment dans le cadre des savoirs occidentaux propres à la Modernité, les propositions latino-américaines récentes échappent à ces limites.
En effet, ces propositions reprennent des postures clés ancrées dans les connaissances et les savoirs des peuples et des nationalités ancestrales. Ses expressions les plus connues nous renvoient aux constitutions de l’Équateur (2008) et de Bolivie (2009) ; dans le premier cas, c’est le Buen Vivir ou Sumak Kawsay (en quechua), et dans le second, le Vivir Bien (Bien vivre) ou Suma Qamaña (en aymara) ou Sumak Kawsay (en quechua). Il existe des notions similaires – même si elles ne sont pas identiques – chez d’autres peuples indigènes comme les Mapuche (Chili), les Guaranís de Bolivie et du Paraguay, les Kunas (Panama), les Achuar (Amazonie équatorienne), que l’on retrouve aussi dans la tradition Maya au Guatemala et au Chiapas (México).
Au-delà des visions de l’Abya-Yala, il existe des similitudes dans ces pensées philosophiques à partir de visions humanistes et non utilitaristes dans d’autres endroits de la planète qui, d’une certaine manière, s’apparentent à la recherche du Buen vivir.
Le Sumak Kawsay ou Buen Vivir, en tant que culture de la vie, a été connu et pratiqué au cours de différentes périodes dans diverses régions de la Terre-Mère sous différents appelations et variétés : l’Ubuntu en Afrique ou le Svadeshi, le Swaraj et l’Apargrama en Inde. On pourrait également reprendre quelques éléments de la « bonne vie » d’Aristote – bien que celui-ci soit plutôt considéré comme un des piliers de cette civilisation occidentale controversée – dans cet effort collectif pour reconstruire / construire un casse-tête d’éléments constitutifs de nouvelles formes d’organisation de la vie.
Le Buen Vivir ne constitue donc pas une originalité, ni une innovation des processus politiques du XXIe siècle dans les pays andins. Les peuples et les nationalités ancestrales de l’Abya-Yala ne sont pas non plus les uniques porteurs de ces propositions. Le Buen Vivir appartient à une longue recherche d’alternatives de vie qui a pris forme dans les luttes pour l’émancipation et la vie de l’Humanité.
Une proposition émanant de la périphérie du monde
Le Buen Vivir, en tant qu’ensemble de pratiques de vie – plusieurs d’entre elles résultant de la résistance à la longue nuit coloniale et de ses séquelles encore présentes – reste un mode de vie dans diverses communautés indigènes, qui n’ont pas été totalement absorbées par la modernité capitaliste ou qui sont parvenues à se maintenir à la marge. Leurs savoirs communautaires constituent la base essentielle pour imaginer et pour penser des mondes différents en tant que chemin pour le transformer.
Ce sera donc toujours un problème de vérifier ce qu’est et ce que représente un savoir ancestral quand ce qui est présenté comme tel ne l’est probablement pas réellement et qu’il n’existe aucun moyen de le corroborer. Les cultures sont tellement hétérogènes que cela peut paraître injuste de parler de « notre » culture et prétendre que ce qui se dit est correct. De plus, l’histoire de l’Humanité est l’histoire des échanges culturels et cela s’applique également aux communautés originaires américaines. Il est donc impératif de récupérer les pratiques et les modes de vie des communautés indigènes, en les considérant comme tels, sans pour autant les idéaliser.
D’une certaine manière, le plus remarquable et fondamental dans ces propositions alternatives est qu’elles surgissent de groupes traditionnellement marginalisés. Elles invitent à rompre avec plusieurs concepts considérés comme indiscutables et à questionner la structure homogène et totalisante du capitalisme. Elles sont les voix des autres, qui à partir de l’altérité demandent la construction du Buen Vivir et la reconnaissance de leur capacité de proposition. Ce sont des voix qui commencent à être reprises en d’autres endroits de la planète. Bien que cela paraisse curieux et que cela ne puisse pas nécessairement être vu comme une réplique du Buen Vivir andin-amazonien, il convient de relever, que dans le but de réfléchir à la nécessité d’un autre style de vie, le maire de la ville de Cologne (Köln) a décidé de célébrer une journée annuelle du « Buen Vivir » (en espagnol dans le texte).
Ce qui est important aujourd’hui est de reconnaître qu’il existe sur ces terres américaines comme sous d’autres latitudes, des mémoires, des expériences et des pratiques de sujets communautaires qui ont des styles de vie qui ne sont pas inspirés par le concept traditionnel de développement et de progrès, dans le sens d’une accumulation illimitée et permanente de richesses.
Une alternative au « développement »
En émergeant de racines communautaires non capitalistes, le Buen Vivir projette une vision du monde différente de la construction occidentale d’une civilisation hégémonique. Il rompt également avec les logiques anthropocentriques du capitalisme en tant que civilisation dominante ainsi que tous les socialismes « réels » existants pour le moment avec leurs contradictions intrinsèques.
La proposition du développement, surgie de la logique du progrès de la civilisation occidentale établit une série complexe de dichotomies de domination : développé / sous-développé, avancé / attardé, supérieur / inférieur, centre / périphérie, premier monde / tiers-monde… Ainsi, la dichotomie ancestrale sauvage / civilisé a acquis une nouvelle force qui s’est introduite de manière violente dans notre Abya-Yala lors de la conquête européenne il y a cinq siècles. Dès lors, un processus brutal de conquête et de colonisation a été inauguré, qui reste en vigueur dans toutes les républiques latino-américaines du XXIe siècle.
La structure dominante de la civilisation actuelle s’est concrétisée dans ce contexte de projections globales. L’institutionnalisation de la dichotomie supérieur / inférieur a impliqué l’émergence d’expressions multiples de colonialité pour justifier et légitimer l’inégalité : la « colonialité du pouvoir » s’exprime dans le maintien de relations de domination Nord / Sud ; la « colonialité du savoir » impose la connaissance occidentale en homogénéisant et en prétendant annuler les savoirs populaires ; la colonialité de l’être annihile l’altérité et la différence des minorités et la colonialité de l’avoir (la possession) prétend réduire le Buen Vivir en termes de consommation au sens où celui qui possède le plus se croit supérieur.
En tant que points fondamentaux de l’agenda de la Modernité et de l’Illustration, ces modèles de colonialité, toujours en vigueur de nos jours, ne sont pas un souvenir du passé mais expliquent l’actuelle organisation du monde dans son ensemble.
Concrètement, les sociétés ont été et continuent d’être réordonnées pour s’adapter au « développement » sur l’ensemble de la planète. Le développement s’est transformé en destin commun de l’Humanité comme une obligation non-négociable. Pour y parvenir, on a accepté la destruction sociale et écologique que provoquent les formes d’extractivisme, d’accumulation héritées des colonies, comme l’exploitation minière à grande échelle,celles-ci accentuant la dépendance aux marchés extérieurs et au grand capital transnational.
Quand les problèmes ont commencé à miner notre foi dans le développement, nous avons commencé à chercher des alternatives de développement. Nous avons utilisé différents qualificatifs pour le différencier de ce qui nous incommodait mais nous avons poursuivi sur la même voie : développement économique, développement social, développement soutenable ou durable, éco-développement, développement à échelle humaine, développement local, développement endogène, développement avec équité de genre, co-développement, développement transformateur… développement sans limite… avant de comprendre que le problème résidait dans le développement.
Le Buen Vivir dévoile les erreurs et les limitations des diverses théories dudit développement. Il critique le concept de développement, devenu une entité qui norme et régit la vie d’une grande partie de l’Humanité, qui n’est même pas en mesure d’atteindre ce développement si convoité, alors que, de leur coté, les pays considérés comme développés montrent de plus en plus de signes de leur mal-développement. Et ce, dans un monde où les brèches qui séparent les riches des pauvres s’élargissent de manière permanente, y compris dans les pays industrialisés.
Rappelons pour affiner ces réflexions que pour certains savoirs indigènes, il n’existe pas d’analogie à celle du développement, ce qui conduit dans bien des cas à exclure cette idée. La conception d’un processus linéaire de vie qui établit un état antérieur et postérieur, un savoir, un sous-développement et un développement n’existe pas ; tout comme la dichotomie par laquelle doivent transiter les personnes pour atteindre le bien-être, comme cela se passe dans le monde occidental. Il n’existe pas non plus de concepts de richesse et de pauvreté déterminés par l’accumulation et la carence de biens matériels.
Le Buen Vivir apparaît donc, comme une catégorie en constante construction et reproduction. En tant qu’approche globale, il est important de comprendre la diversité des éléments auxquels sont conditionnés les actions humaines qui contribuent au Buen Vivir, comme la connaissance, les codes de conduite éthique et spirituelle dans la relation avec autrui, les valeurs humaines, la vision de l’avenir, entre autres. En définitive, le Buen Vivir constitue une catégorie centrale de la philosophie de la vie des sociétés indigènes.
Si nous acceptons que le Buen Vivir est différent du développement, il ne s’agit alors plus d’appliquer un ensemble de politiques, d’instruments, d’indicateurs pour sortir du « sous-développement » et atteindre la condition désirée du « développement », qui est une tâche inutile pour les autres. Après cinq siècles d’horreurs et d’erreurs commises au nom du progrès – et du développement au cours des six dernières décennies – il est clair que le but n’est pas d’accepter l’une ou l’autre voie. Les chemins vers le développement ne sont le problème majeur, la difficulté réside dans le concept même de développement.
Le monde vit un “mal développement” généralisé, qui n’épargne pas les pays considérés comme industrialisés, c’est-à-dire ceux dont le style de vie devait servir de référence. De plus, ces pays sont les principaux responsables du changement climatique au niveau global. Pour la première fois dans l’histoire de l’Humanité, la production de déchets – produit de toute transformation de l’énergie et de la matière – a dépassé la capacité d’assimilation et de recyclage de la Terre. De même, la vitesse d’extraction des matières premières a commencé à être très supérieure au temps de production, menaçant ainsi la reproduction de la vie. Ce désastre environnemental démontre que les relations entre la société capitaliste et la nature sont malades, et que le fonctionnement du système mondial contemporain est révélateur du « mal-développement ».
Il est donc urgent d’en finir avec le concept traditionnel de progrès, en tant qu’option unique, compte tenu de sa dérive productiviste et « développementiste », et notamment dans sa vision mécaniciste de croissance économique, sans exclure ses multiples synonymes. Mais il ne s’agit pas seulement de les dissoudre, il faut recourir à une vision différente, beaucoup plus riche en termes de contenus et de difficultés. Maintenant, y compris dans les pays du Nord, de plus en plus de personnes désenchantées et indignées travaillent déjà pour la décroissance et cherchent d’autres options de vie qui explorent une rencontre nouvelle de l’être humain avec la nature. Ainsi, diverses optiques (écologisme populaire, marxisme, féminisme, etc.) convergent actuellement pour proposer de dépasser le capitalisme, elles sont issues des opprimés et se renforcent dans une perspective inclusive.
Vers un retour à la nature
Le Buen Vivir repose sur le dépassement de deux dichotomies aiguisées pernicieusement par la modernité avec, d’un côté, la domination de l’être humain sur la Nature et, de l’autre, l’exploitation entre les êtres humains : Nord / Sud, ville / campagne, et en particulier celle de groupes hégémoniques sur la majorité des exploités.
Plutôt que de maintenir la séparation entre la Nature et les êtres humains, plutôt que de soutenir une civilisation qui met la vie en danger, ne vaut-il pas mieux organiser leur rencontre ? Il est nécessaire de dépasser la civilisation capitaliste, par essence dévastatrice et totalement intolérable et insoutenable, qui « étouffe la vie et le monde de la vie », pour reprendre les mots du grand philosophe équatorien Bolívar Echeverría. Pour y parvenir, il faudra passer de l’actuel anthropocentrisme au (socio)bio-centrisme. Avec son postulat d’harmonie avec la nature, avec son opposition au concept d’accumulation perpétuelle, avec son retour aux valeurs d’usage, le Buen Vivir ouvre une perspective pour formuler des visions alternatives de la vie.
La satisfaction de cette transformation civilisatrice méga historique exige de profonds changements. L’arrêt du mercantilisme de la nature constitue un des premiers pas indispensables. Pour synthétiser, le Bien Vivre se sépare des idées occidentales conventionnelles du progrès et vise d’autres conceptions de la vie, en accordant une attention particulière à la nature et à une vie digne pour tous les habitants de la planète.
Le Buen Vivir, un défi démocratique
Pour autant, il est évident que le Buen Vivir est un concept pluriel – il serait préférable de parler de « bons modes de vie » (buenos vivires) ou de « bons modes de vie partagés» (buenos convivires) – directement issu des communautés indigènes qui, sans nier les avantages technologiques du monde moderne ou des apports possibles d’autres cultures et savoirs, interrogent différents présupposés de la modernité dominante. Le respect de la souveraineté des peuples, pour ses définitions productives, reproductives et pour sa construction territoriale permettrait des espaces d’échange et d’interrelation horizontale qui romprait finalement avec les expressions héritées de la colonialité.
Nous n’oublions pas que l’humanité affronte de grands défis. Le sacrifice de la nature et du travail humain, au nom de l’expansion planétaire du capitalisme, anéantit de plus en plus la vie. Ce devenir destructeur reproduit en lui-même de nouvelles violences structurelles, comme les guerres, les migrations contraintes, le narcotrafic… Et ceci renforce un processus de régression politique qui conduit à des formes d’organisation de la société de plus en plus totalitaires. Affronter cette réalité, chargée d’incertitudes, est le compromis à assumer. Il y a urgence à donner du sens à la lutte contre cette barbarie, comme l’évoquait déjà Rosa Luxemburg.
En conclusion, cette tâche complexe implique d’apprendre en désapprenant, d’apprendre et de réapprendre en même temps. Une tâche qui exigera de plus en plus de démocratie consensuelle, de plus en plus de participation et toujours plus de respect entre les cultures. Nul ne peut prétendre détenir la vérité.
Initialement publié dans La Línea de Fuego – Pensamiento crítico, cet article a été révisé en septembre 2015 par l’auteur à notre demande et publié dans sa version originale (en castillan) dans l’Encyclopédie internationale de l’autogestion, Paris, Syllepse, 2015, p.122-129. http://www.syllepse.net/lng_FR_srub_86_iprod_648-autogestion-l-encyclopedie-internationale-version-pdf.html
Traduction : Richard Neuville