Le sociologue Maxime Quijoux nous décrit le processus de reprise en Scop d’Helio-Corbeil, entreprise d’héliogravure dans l’Essonne. Dans le contexte d’une forte qualification des salariés, le syndicat CGT a toujours été omniprésent dans l’entreprise. Le long déclin de l’industrie graphique a conduit ce syndicat à réviser sa stratégie et à adopter une compétence gestionnaire. Plutôt que de subir les restructurations et la fermeture de leur entreprise, les salariés choisiront de prendre en main leur destin en reprenant l’entreprise en Scop. Au-delà de cette expérience qui semble défier la chronique, l’objectif final du syndicat n’est-il pas de s’affranchir du patronat ?

Après avoir étudié deux entreprises argentines récupérées par leurs travailleurs 1, le sociologue Maxime Quijoux s’intéresse désormais à la reprise récente d’une entreprise française, Hélio-Corbeil située dans la ville éponyme. Comme à son habitude, il a passé plusieurs mois au sein de l’entreprise, interrogeant tous les protagonistes pour dégager ce qui est essentiel dans cette reprise. Nous avons ici affaire à une entreprise centenaire spécialisée dans ce procédé particulier d’impression qu’est l’héliogravure qui permet d’imprimer et de relier des magazines à des millions d’exemplaires. Comme pour tout le secteur de l’industrie graphique, l’histoire de cette entreprise s’inscrit dans le long déclin de la presse papier.

Un secteur économique déclinant

Cette entreprise, employant plus de deux milles salariés dans les années 1960, a été un fleuron de cette industrie. La concurrence étrangère n’a pas tardé à se faire sentir. En 1979, l’entreprise est placée en règlement judiciaire et ne repartira qu’avec la reprise par un de ses clients, le groupe Hachette qui entendait en faire une « vitrine nationale de son activité graphique » : seuls 643 salariés seront maintenus. Pendant vingt ans, le groupe Hachette investira massivement dans l’entreprise et ses effectifs connaîtront même un très léger rebond dans les années 1990. En juin 1997, Hachette est introduite en bourse et doit, pour satisfaire les exigences de rentabilité des actionnaires, se séparer des activités les moins rentables et se recentrer sur son activité principale, l’édition. C’est ainsi que l’activité d’impression, dont fait partie Hélio-Corbeil, est cédée au groupe canadien Québecor en 2001. Québecor va alors engager une politique systématique de réduction des coûts qui fait comprendre aux syndicalistes de l’entreprise que le propriétaire a comme projet de la fermer.

Le syndicat CGT a toujours été largement présent dans ce secteur et tout particulièrement à Hélio-Corbeil. Dans le cadre d’un secteur à très forte valeur ajoutée dans lequel la qualification métier était essentielle, le syndicat a toujours été en position de force vis-à-vis des propriétaires. Ce n’est qu’en 1998, un an après la cotation d’Hachette, qu’une grève illimitée a été sciemment ignorée par la direction qui « s’est mise en action pour casser [celle-ci…] en la laissant pourrir. » Ce changement d’attitude va être un électrochoc pour la section syndicale CGT d’Hélio-Corbeil qui comprend désormais qu’il faut se placer sur un terrain gestionnaire, en contestant régulièrement les options des propriétaires et en suggérant des alternatives. Ce faisant, en l’espace d’une quinzaine d’années, ils vont développer un savoir-faire qui leur permettra de se passer demain des actionnaires.

Québecor finira par se désengager de ses activités européennes en revendant celles-ci au fonds d’investissement HHBV qui deviennent alors Circleprinters. Cela ne change rien pour les salariés pour qui l’avenir de l’entreprise est compromis. Les syndicalistes vont sortir de ce face-à-face mortifère en s’alliant avec Serge Dassault, le député-maire de Corbeil et propriétaire du Figaro, qui n’a aucun intérêt électoral à accepter passivement la fermeture de ce site industriel. En 2011, Circleprinters souhaite se séparer des sites français et les place en redressement judiciaire. Fort des commandes de trois magazines télé, les 80 salariés restants dans l’entreprise obtiennent le 7 février 2012, la reprise en Scop de l’entreprise. Une nouvelle histoire peut alors commencer.

L’aboutissement du travail syndical est l’expropriation des actionnaires

L’originalité du travail de Maxime Quijoux est de nous montrer en quoi l’organisation syndicale a été essentielle dans ce processus de reprise : sans elle, sans le tournant stratégique que celle-ci a initié au début des années 2000, il n’y aurait jamais eu de Scop. On peut certes déplorer que cette reprise en Scop se déroule dans un secteur sinistré mais cette expérience nous montre le rôle essentiel de l’action syndicale. La charte d’Amiens de 1906 consacrait la notion de « double besogne », la défense des revendications immédiates et quotidiennes, et « l’émancipation intégrale, qui ne peut se réaliser que par l’expropriation capitaliste ». L’issue de la lutte revendicative n’est-elle pas la fin d’un patronat qui ne peut plus exploiter comme il l’entend et la reprise de la gestion de l’entreprise par les salariés ? De ce point de vue, cette expérience est riche d’enseignements y compris dans le cadre de secteurs en expansion dans lesquels les salariés arriveraient à imposer leur revendications.

Pour autant, Maxime Quijoux n’est pas un contemplateur béat de cette situation et n’hésite pas à parler d’une réalité qui met parfois à mal certains jugements hâtifs. Si la reprise de l’entreprise est un succès que les salariés reconnaissent tous, il n’en reste pas moins vrai qu’il est difficile de promouvoir la démocratie d’entreprise au jour le jour avec deux écueils : un syndicat qui apparaît comme le nouveau « patron » et une culture revendicative de la part des salariés qui rentre parfois en contradiction avec la direction qu’ils ont élue. Il est intéressant à ce sujet de voir les relations tendues avec l’Union régionale des Scop d’Île-de-France pour qui la notion de démocratie n’a pas toujours le même contenu même si une des interlocutrices a prêché la mise en place de la sociocratie dans l’entreprise.

Dans la lignée de son précédent ouvrage qui nous montrait ses excellentes capacités d’investigation, Maxime Quijoux fait parler la quasi-totalité des acteurs de cette reprise, nous plonge au cœur de cette expérience exceptionnelle qui, bien qu’étant particulière, préfigure ce que pourra être une reprise généralisée des entreprises par les salariés : une aventure humaine avec toutes ses complexités et loin des schémas préétablis.

Notes:

  1. Maxime Quijoux, Néolibéralisme et autogestion, l’expérience argentine, Éditions de l’IHEAL, 2011