Le municipalisme libertaire est une théorie et une stratégie politique qui s’inscrivent dans une perspective anticapitaliste de démocratie totale. Basé sur une vision des sociétés réduite à une addition de communautés de base, cette théorie ne correspond guère à la réalité des luttes contemporaines qui se déroulent sur des champs de décision multiples tels que l’entreprise, les régimes sociaux, les branches économiques, les ressources naturelles, les pays, les régions et bien sûr les municipalités… La proposition de confédéralisme semble difficilement praticable et la prétention des assemblées générales de régenter la totalité de la vie économique de la cité est porteur de dérives de nature totalitaire, car excluant de facto les travailleurs du champ de la décision. Il n’en reste pas moins qu’à l’heure où la démocratie représentative permet au capitalisme de régenter contre les travailleurs et les citoyens, ce municipalisme libertaire porte des propositions de démocratie directe que l’on pourrait étendre à d’autres champs que celui du communal.

Ce livre a été écrit par une des plus proches collaboratrices de Murray Bookchin, le militant écologiste étasunien promoteur du municipalisme libertaire. La traduction de ce livre en français par les éditions québécoises écosociété arrive à point nommé au moment où Abdullah Öcalan, leader du PKK emprisonné par la Turquie, et les forces politiques qui lui sont proches ont abandonné le marxisme-léninisme au profit d’une approche locale du municipalisme libertaire qu’ils appellent confédéralisme démocratique.

La critique de la démocratie représentative de nos États modernes est à l’origine du municipalisme libertaire. Janet Biehl rappelle fort justement que « la politique n’est en rien assimilable à l’art du pouvoir, et l’État n’est pas le domaine naturel où elle s’exerce. » Elle ajoute : « Au cours des siècles passés, avant l’émergence de l’État-nation, la politique signifiait l’activité des citoyens au sein d’un corps public, exerçant le pouvoir grâce à des institutions partagées et participatives. » Reprenant divers exemples historiques de l’émergence de démocraties communales, elle rappelle que les souverains comme les États modernes ont toujours cherché à étouffer ces démocraties directes locales. Cette offensive de l’État-nation contre la démocratie municipale est aujourd’hui relayée par le capitalisme « puisqu’ils font tous deux partie d’un même système », qui « en érodant l’activité publique en faveur du marché et en créant d’intenses pressions économiques sur les hommes et les femmes du commun, a accéléré la démolition des libertés municipales ». La cause est entendue, le municipalisme libertaire n’est pas seulement une critique de la destruction de la démocratie directe par un État-nation fonctionnant dans une logique de démocratie représentative mais aussi une virulente critique d’un capitalisme destructeur. Cette critique porte en elle la vision d’une autre société, celle d’une confédération de communes associées qui réinvestira totalement le champ économique actuellement laissé au marché.

Face à l’individualisation promue par le libéralisme, nous ne pouvons qu’être d’accord avec ce concept qui veut que « la citoyenneté repose sur un engagement préalable envers le bien commun, c’est-à-dire sur la solidarité. » Les citoyens « sauraient qu’ils ont des devoirs et des obligations envers la communauté et ils s’en acquitteraient, sachant que tous dans la communauté sont tenus aux mêmes obligations. » Ce n’est pas par hasard que l’auteure rappelle la maxime de la Première Internationale : « Pas de droits sans devoirs, pas de devoirs sans droits ». Par contre, la stratégie politique du municipalisme démocratique souffre de deux angles morts : l’espoir peu réaliste d’une confédération spontanée et, liée à ce confédéralisme, la vision d’une économie planifiée qui, bien que trouvant ses racines dans les communautés locales, réduit les travailleurs à un rôle d’exécutant.

Le confédéralisme (chapitre 11) est défini comme un « principe d’organisation sociale et politique qui peut institutionnaliser l’interdépendance sans le concours de l’État, tout en préservant le pouvoir des assemblées municipales. » Selon Janet Biehl, les municipalités se réuniront pour former des unités plus grandes sans abandonner leur souveraineté. « Au lieu d’un gouvernement central doté d’une assemblée législative qui adopte ou rejette des projets de lois, la confédération s’incarne dans un congrès de délégués qui coordonne les politiques et les pratiques des communautés membres. » À la différence des principes de la démocratie représentative, les délégués « ne seront pas des représentants : leur but ne sera pas d’élaborer des politiques ou d’adopter des lois » mais « de faire connaître la volonté de la municipalité à l’assemblée confédérale. Avec les autres délégués, ils coordonneront les politiques pour réaliser les buts communs sur lesquels plusieurs communautés membres se seront entendues. » L’intention est louable mais on ne peut s’empêcher de penser qu’une telle structure de décisions peut être lourde en terme de fonctionnement. Par définition, les termes d’un débat sont toujours amenés à évoluer. Si les délégués disposent d’un mandat impératif de leur communauté à laquelle ils ne peuvent contrevenir, on comprend que toute réunion confédérale aboutira, pour quelque sujet que ce soit, à bâtir de nouvelles propositions. Il s’ensuit que les délégués n’ont nullement le pouvoir de trancher mais devront retourner devant leur population pour faire valider celles-ci. Nul doute que certaines propositions recueilleront l’assentiment de certaines communes et le rejet de la part d’autres et le périmètre d’approbation peut alors largement changer la donne initiale.

En lisant ce chapitre 11, on ne peut que penser aux délibérations des gouvernements de l’Union européenne et la difficulté qu’il y a à construire des politiques communes. Bien que les États européens ne fonctionnent pas en démocratie directe – ce qui est un euphémisme – les représentants aux négociations ont eux aussi un mandat impératif et ne peuvent prendre des décisions sans en référer à leurs gouvernements respectifs. Comment ce qui est difficile à obtenir à 28 serait-il possible avec un nombre important de municipalités (il y a 36 000 communes en France par exemple) ? L’auteure ouvre une porte intéressante avec le référendum confédéral dans lequel tout-es les citoyen-nes seraient consulté-es directement avec un décompte par personne et non par commune. Malheureusement, le champ de ce référendum ne semble pas porter sur des décisions d’organisation et de coordination mais pour remettre en cause des politiques qu’une commune aurait adoptées et qui contreviendraient à l’intérêt général : « Supposons qu’une communauté membre menace l’environnement (en déversant ses déchets dans la rivière) ou viole des droits fondamentaux (en excluant les « gens de couleur »). » Si ce mécanisme de référendum est en effet intéressant en terme de démocratie directe, il n’en demeure pas moins qu’il remet en cause le principe même de la confédération et de la souveraineté des communes cher à Murray Bookchin et Janet Biehl. Le principe de la confédération est le rassemblement volontaire, rassemblement volontaire qui inclut par définition le droit de retrait. Assez curieusement, Janet Biehl n’ouvre pas la possibilité qu’une commune puisse quitter le rassemblement en cas de mise en minorité dans le cadre d’un référendum. Cela devrait être le cas s’il s’agit d’une réelle confédération dans laquelle les municipalités sont souveraines. Mais dans ce cas, l’édifice peut être très fragile dans la mesure où une commune pourra alors, par exemple, poursuivre la pollution en amont d’une rivière. Mais si la commune ne dispose pas de la possibilité de quitter le regroupement, celui-ci n’est alors plus réellement une confédération, ce qui met à bas le fondement même du municipalisme libertaire. L’auteure ne nous éclaire malheureusement pas sur ce point.

Il n’en reste pas moins que si, à l’inverse du municipalisme libertaire, nous nous positionnons sur l’hypothèse d’une souveraineté partagée entre différents échelons géographiques, cette idée de référendum décisionnaire ouvre la voie à l’introduction de la démocratie directe à un échelon supérieur à la simple assemblée de citoyen-nes. Lors du débat sur une décision qui concerne un échelon géographique large (un pays, une région ou même une grande agglomération), on peut alors tout à fait envisager que les assemblées soient un lieu d’échange non décisionnaire qui enverraient des délégués à un échelon supérieur pour définir les paramètres de la consultation référendaire.

L’approche économique (chapitre 12) est tout autant discutable, pour ne pas dire irréaliste, et questionne les fondements mêmes du municipalisme libertaire. Contre les coopératives et la propriété publique, l’auteure préconise la municipalisation de l’économie qui « signifie la « propriété » et la gestion de l’économie par les citoyens de la communauté. » Dans ce système, « la richesse, la propriété et les moyens de production seraient remis à la municipalité. » On constate alors un parallèle frappant avec le système soviétique dans lequel la propriété des moyens de production était transférée à l’État. De prime abord, cela ne pose aucun problème aux partisans du municipalisme libertaire puisque la démocratie ne serait qu’une question d’échelle : « L’assemblée déciderait non seulement de la production, mais également de la distribution des moyens d’existence matériels, remplissant ainsi la promesse de l’après-rareté. » Plusieurs objections peuvent être faites à ce postulat.

La première porte sur le caractère potentiellement totalitaire d’une telle approche de l’économie. Quid de l’initiative individuelle ou collective ? On peut affirmer comme le fait Janet Biehl que « chacun dans la communauté aurait accès aux moyens d’existence, quel que soit le travail qu’il est capable d’exécuter ; la communauté verrait à ce qu’une certaine égalité économique, fondée sur des critères moraux et rationnels pour déterminer les besoins, existe entre tous ses citoyens. » Il n’en reste pas moins vrai que nous ne vivons pas dans un monde de bisounours dans lequel un consensus se formerait à tous les coups pour s’entendre sur ce qui sera produit et distribué ? Quid de l’oppression que pourrait instaurer une majorité à l’encontre d’une minorité dans la distribution des produits ? Quid de la position d’un travailleur qui se verrait affecté à une tâche qui ne lui convient pas ou à l’inverse d’un travail qui ne trouverait pas preneur ? Un groupe d’individus qui voudrait lancer une nouvelle production doit-il obligatoirement avoir l’aval de la communauté ? Et s’il n’arrivait pas à l’obtenir ? C’est un point essentiel qui a été abordé par Emmanuel Dockès dans son livre « Voyage en Misarchie », la Misarchie étant, comme son nom l’indique une contrée qui n’aime pas l’autorité, une contrée, de ce point de vue, certainement plus libertaire que celle promue par Murray Bookchin.

La seconde porte sur la place laissée aux travailleurs dans le processus de décision. La municipalité devenant propriétaire des moyens de production, les citoyen-nes de celle-ci sont donc censé-es déterminer les conditions de la production, ce qui fait dire à Janet Biehl que « ceux qui travaillent dans une usine participeraient à l’élaboration des politiques non seulement pour cette usine, mais pour toutes les autres, aussi bien que pour les fermes ; non pas à titre d’ouvriers, de fermiers, de techniciens, d’ingénieurs ou de professionnels, mais en qualité de citoyens. » On ne peut qu’être frappé par tant de candeur dans les modalités du processus de décision. La réalité est toute autre : les travailleurs de chaque unité de production ont forcément une compétence sur leur production et aspirent à ce titre à s’auto-organiser en vue de celle-ci. Ceci rejoint d’ailleurs l’objection précédente sur le droit d’initiative des producteurs. Face à cela, les usagers ou citoyens ont bien sûr leur mot à dire sur la qualité ainsi que les prix de la production, surtout si l’on veut dépasser les relations marchandes pour évoluer vers des relations de concertation. Dans la société future, nous serons tous à la fois producteurs et usagers mais pour chacun des éléments produits, on est soit en position de travailleurs ou soit en position d’usagers avec des intérêts à la fois complémentaires et antagoniques. Une démocratie réelle doit donc inclure cette confrontation dont l’issue idéale est un compromis sur le contenu, la qualité et le prix. Mais lorsqu’un accord général ne peut être obtenu, les rapports marchands doivent se maintenir comme acte de la divergence. Rien n’est pire qu’une abolition autoritaire des rapports marchands sous couvert d’une assemblée citoyenne souveraine : n’en déplaise à l’auteure, la démocratie du lieu de travail est un espace de délibération tout aussi légitime que l’assemblée municipale.

Enfin, la troisième objection porte sur l’approche de la dimension géographique de la production. La relocalisation de l’économie est un objectif indispensable de toute politique écologique visant à limiter les émissions excessives de gaz à effet de serre qui mettent en danger l’existence même de la vie humaine sur cette planète. Il n’en reste pas moins que pour certaines productions, les économies d’échelle sont aussi une source d’économies énergétiques qui peuvent avoir un effet écologique positif, ce qui n’a pas échappé à Janet Biehl : « À l’échelon confédéral, les diverses municipalités partageraient les ressources et prendraient des décisions concernant la production et la distribution. » Nous rencontrons alors les mêmes questionnements que nous avions précédemment sur les décisions à un niveau confédéral. Qu’est-ce qui nous dit que les municipalités arriveront à s’entendre sur le partage de certaines productions ? Qu’est-ce qui nous dit qu’une municipalité disposant d’un potentiel productif supérieur ne va pas imposer ses vues aux autres ? Ceci n’a pas non plus échappé à l’auteure : « Si une municipalité essayait de s’enrichir au détriment des autres, ses partenaires confédérées auraient le droit de l’en empêcher. Une politisation complète de l’économie prendrait place, étendant l’économie morale à une échelle plus large. » Retour alors du référendum confédéral pour trancher le différent ? Cette fois-ci, Janet Biehl parle de « droit de l’en empêcher ». Ou la municipalité est propriétaire du bien de production et elle peut en disposer comme elle l’entend, y compris en concertation avec d’autres municipalités, ou elle n’est pas totalement propriétaire, ce que l’auteure semble ici insinuer et encore une fois, cela pose la question de la réelle souveraineté de la commune dans le municipalisme libertaire.

Nous avons ici un autre champ d’application des questionnements que nous avions à l’échelon municipal : comment trancher un différent sur ce que nous allons produire et la manière de le distribuer ? Les dissidences personnelles, de groupes ou de municipalités restent légitimes et on ne peut pas toujours les résoudre par la règle de la majorité ou d’un hypothétique consensus. Admettre cela, c’est admettre le maintien des mécanismes marchands pendant une période probablement longue. Cela ne signifie pas non plus que chacun-e est libre de produire ce qu’il veut quand il veut, en polluant, par exemple, au mépris de la population environnante ou de l’humanité dans son ensemble. Ceci signifie que ces rapports marchands doivent être encadrés par des règles démocratiquement décidées à des niveaux de souveraineté largement supérieurs à la commune et de ce point de vue, le municipalisme libertaire ne nous aide guère tant le concept même de confédération reste flou.

On ne peut impunément plaquer un schéma de raisonnement « clés en main » sur une réalité bien différente, sans le risque de nouvelles dérives totalitaires. La réalité de notre monde est autrement plus complexe que celle d’un Léviathan qui n’aurait de cesse de contester la souveraineté communale. La société est organisée en diverses échelles de décisions qu’il convient de « démocratiser radicalement » afin de contester le régime du capital. Cela passe par la sphère de l’entreprise où le pouvoir des actionnaires doit être remis en cause. Nous sommes d’accord avec l’auteure et Murray Bookchin pour dire que se limiter à cet aspect est insuffisant et aboutira à la restauration des relations capitalistes. Mais le nier au profit de l’exclusivité de l’échelon communal est une autre impasse. Outre l’entreprise et la municipalité, la généralisation de la démocratie doit aussi se faire sur d’autres champs de décision tels que les régimes sociaux de répartition, des régimes collectifs d’investissements à construire ou toute autre sphère de décision aujourd’hui détenue par l’État, ses diverses collectivités territoriales ou des confédérations (comme l’Union européenne).

Au final, le mérite du municipalisme libertaire est de confirmer la nécessité de la délibération locale dans des assemblées ouvertes à l’image de ce qui a existé dans les différents mouvements des places (Occupy Wall Street, Place Tahir, 15 M de Madrid ou encore Nuit debout…). La proposition du « référendum confédéral » est à cet égard pertinente : un temps pour la discussion ouverte, un temps pour la formulation grâce à des délégués pour ensuite être tranchée par un vote. Si, comme nous l’avons vu, cette conception remet en cause le confédéralisme, elle peut ouvrir des perspectives de démocratie directe sur de plus larges niveaux de décision, ce qui nous intéresse ici dans une perspective de dépassement du capitalisme et de la démocratie représentative.