De l’Empire à la Commune

Le Journal officiel a été fondé sous l’empire et sous le titre Journal officiel de l’Empire français. Son numéro 1 est daté du 1er janvier 1869. Il s’est « naturellement » transformé en Journal officiel de la République française, le premier numéro de ce titre paraissant le 5 septembre 1870. Le journal appartient à un M. Wittersheim – c’est une propriété privée. La rédaction et l’imprimerie se trouvent 31 quai Voltaire, dans le 7e arrondissement. C’est un grand journal (62 x 42 cm). Il est quotidien, et même deux fois, puisqu’il a une édition du soir, plus petite.

Comme un bon quotidien, il paraît « normalement » le 18 mars 1871, et même le 19 mars, jour où il donne l’ « information » suivante :

Un comité prenant le nom de comité central, après s’être emparé d’un certain nombre de canons, a couvert Paris de barricades, et a pris possession pendant la nuit du ministère de la justice.
Il a tiré sur les défenseurs de l’ordre ; il a fait des prisonniers, il a assassiné de sang-froid le général Clément Thomas et un général de l’armée française, le général Lecomte.
Quels sont les membres de ce comité ? Personne à Paris ne les connaît […].

Elle est signée des « ministres présents à Paris ». Mais, d’une part Thiers, qui s’est enfui à Versailles, a besoin, non seulement de ses ministres, mais aussi de son administration et de sa voix « officielle », et, d’autre part, après la préfecture de police, l’Hôtel de Ville et d’autres lieux du pouvoir, le comité central de la Garde nationale, qui existe, sous ce nom, depuis février, finit par investir cet autre lieu de pouvoir.

Le Journal officiel de la République française, imprimé quai Voltaire au petit matin du 20 mars, a donc été rédigé par des « délégués » du comité central. Pendant ce temps à Versailles, avec un autre format et une autre maquette, on s’apprêtait à publier un quotidien du même titre, à partir du 21 mars, qui, dès son numéro daté du 23, commença par cette cantilène :

Le 19 mars, ont été envahis à Paris les bureaux du Journal officiel, dont le personnel s’était transporté avec les archives à Versailles, auprès du gouvernement et de l’Assemblée nationale. Les envahisseurs se sont emparés des presses, du matériel et même des articles officiels et non officiels composés et restés dans l’atelier. C’est ainsi qu’ils peuvent donner à la publication de leurs actes une apparence régulière et tromper le public de Paris par un faux journal du gouvernement de la France.

Pour ce livre, nous sommes à Paris. Le JO (le « nôtre », celui de Paris), paraît du 20 mars au 24 mai. Il publie des nouvelles officielles, des proclamations du comité central, telle celle qui contient, le 27 mars, l’inoubliable :

Ne perdez pas de vue que les hommes qui vous serviront le mieux sont ceux que vous choisirez parmi vous, vivant de votre propre vie, souffrant des mêmes maux.

Puis des décrets de la Commune, des proclamations, comme la « Déclaration au peuple français » du 19 avril (20 avril), des informations de toute sorte, souvent copiées dans d’autres journaux, une pratique de citations mutuelles courante à l’époque. Par exemple celle-ci, le 21 mars, copiée dans Le Rappel :

Deux heures. – Le ministère de l’intérieur a été occupé par les membres du comité central.
Les employés se sont retirés.
Le télégraphe de la rue de Grenelle, le Journal officiel et l’Imprimerie nationale sont également occupés.
Trois heures. – Occupation de l’Élysée.

Non sans humour : à son deuxième jour de parution, c’est la seule information que le JO ait jamais donnée sur ce qu’il était. Les nouveaux responsables sont Émile Lebeau puis Charles Longuet dès le 27 mars, délégués l’un après l’autre par le comité central, avec un passage de pouvoir difficile, enfin Pierre Vésinier à partir du 16 mai, après l’affrontement majorité/minorité à la Commune. Mais comme l’a dit Longuet au cours de la séance du 30 avril de la Commune, lui, le délégué, n’écrit pas une seule ligne dans ce journal. Il a un secrétaire de rédaction, Floriss Piraux (dont la signature n’apparaît que dans l’édition du soir), des journalistes, même si beaucoup d’articles ne sont pas signés, ou sont signés par des initiales, X + Y (le 31 mars) ou C. P., des collaborateurs occasionnels, des -correcteurs (le journal est d’ailleurs bien -corrigé), et bien sûr des typographes, des imprimeurs et des plieuses.

Et des lecteurs ?

Qui lisait ce journal, à l’époque, est difficile à savoir. Il était cher, se vendant trois sous (Le Cri du peuple et Le Père Duchêne, deux quotidiens à gros tirage, se vendaient un sou, même le plus bourgeois Rappel ne coûtait que deux sous), mais l’édition du soir était à un sou. Elle a d’ailleurs disparu après son numéro daté du 19 mai, alors que l’édition du matin a été vendue un sou à partir du 16 mai – « depuis que Vésinier est à l’Officiel, celui-ci ne vaut plus qu’un sou », disait-on. Mais cela ne nous dit pas qui le lisait.

Le Journal officiel de la Commune publié par… les Versaillais

Il est plus facile de répondre à cette question aujourd’hui.

Disons-le, « personne » ne lit ce journal.

Et voici pourquoi. Après la Semaine sanglante et l’assassinat de nombreux Parisiens, il restait quelques dizaines de milliers de prisonniers à « juger ». Un éditeur malin, Victor Bunel, a eu l’idée d’utiliser le JO contre ceux dont ce journal avait publié les noms. Encore fallait-il qu’on puisse le lire. Comme le journal n’avait pas été très bien conservé, il en a tout simplement fabriqué et publié, pendant l’été 1871, ce qu’il a appelé une « réimpression » :

La réimpression du Journal officiel de la Commune, que nous commençons aujourd’hui, est le document le plus précieux que l’on puisse consulter pour l’histoire de Paris pendant les deux mois d’insurrection. Seulement, ce document, publié dans la capitale, n’a pu parvenir en province, et bien peu de personnes en -possèdent la collection. Nous croyons donc faire une chose essentiellement utile et répondre à un besoin général en entreprenant cette publication, depuis le 1er numéro, en date du 19 mars [sic], jusqu’au dernier jour, le 24 mai 1871.
Nous ne doutons pas que cette réimpression ne soit bientôt dans les mains de tous ceux qui veulent connaître la vérité sur le règne éphémère de ces hommes qui, -complices- des Prussiens, ont mis Paris à feu et à sang et la France à deux doigts de sa ruine.
L’éditeur, Victor Bunel.
Note de l’éditeur. Par une circonstance inespérée et toute particulière, nous avons pu nous procurer le fameux numéro du 24 mai, imprimé à la Villette. Ce numéro presque introuvable, à n’importe quel prix, complète la collection du soi-disant officiel de la trop fameuse Commune.
Nous n’avons reculé devant aucun péril et aucune dépense pour livrer à nos lecteurs une œuvre complète, relatant au jour le jour les faits et gestes de ceux que la justice du pays va appeler à sa barre.

Un bulletin de souscription annonçait que cette « réimpression » était « in extenso ».

Le coup de génie a été d’utiliser un format plus petit et ainsi de fabriquer un livre maniable, ce qui n’aurait pas été possible avec les 62 cm de l’original.

Livre qui a été un succès de librairie et n’a jamais cessé de l’être au cours des années puisqu’on a même publié un… « fac-similé » de cette réimpression (en 1997, encore en 2002), que tout le monde cite comme étant « le » Journal officiel. Comme m’a dit un ami historien à qui je signalais ce -problème : « Ah, non, moi j’ai le vrai, dans l’édition Ressouvenance. » Eh bien non !

Je ne vais pas dresser ici une liste complète de tout ce qui a été omis, la plupart des articles de la rubrique « Variétés » et en particulier ceux qui traitent de Paris et de son histoire, les comptes rendus de l’Assemblée de Versailles, dont je reparlerai, des nouvelles de l’étranger. Et la liste des blessés prisonniers à l’hôpital militaire de Versailles que l’infirmier Henri Not est allé dresser sur place, informant ainsi les familles de l’état de ceux qu’elles croyaient peut-être morts (13 et 14 avril), celle des prisonniers enfermés à Belle-Île (le 25 avril) : certes leurs noms étaient déjà connus des Versaillais et il n’y avait plus d’utilité « délatoire » à les publier à l’été 1871.

Comme cette réimpression in extenso ne l’est pas (in extenso), de petits incidents de parcours se produisent parfois. Mes deux préférés concernent les crèches et l’Académie des sciences.

Commençons par les crèches. Il existe une vaste légende dorée de la Commune, avec un paroxysme autour du thème « les femmes et la Commune ». Ce n’est pas le lieu d’en faire l’inventaire. Au milieu de quelques idées fausses, un bruit court qu’il existe un (ou peut-être deux) article(s) de Maria Verdure et peut-être d’autres, sur les crèches. On ne les a pas lus, mais on les mentionne avec des références baroques, qui sont en général d’autres textes qui ont signalé ces articles sur les crèches. Réjouissez-vous : M. Bunel n’avait pas jugé utile de les inclure dans sa réimpression, mais vous les trouverez dans ce livre, à leurs dates de parution, les 15 et 17 mai.

Et l’Académie des sciences ? Comme c’était l’usage à l’époque dans les grands quotidiens, le JO avait une rubrique « Académie des sciences » dans laquelle un journaliste rendait compte de ce qui s’était dit dans la séance hebdomadaire de cette institution. C’est ce qu’a fait, pendant la Commune, un -journaliste qui signait C. P. Vous trouverez un de ses articles dans ce livre (à la date du 4 avril). Si j’avais choisi, j’aurais reproduit plutôt son article du 2 mai que, -précisément, M. Bunel a préféré omettre, peut-être parce qu’il commençait ainsi :

Le public était assez nombreux ; mais MM. les savants se faisaient, en partie, remarquer par leur absence.
Nous savons que, si quelques-uns ont dû s’éloigner temporairement de Paris pour des motifs tout à fait légitimes, d’autres, au contraire, qui avaient sollicité ou accepté sous l’Ancien Régime des fonctions politiques, se sont empressés de fuir à Versailles, sans doute pour y prêter leur concours à la réaction effrénée qui s’y exerce, sous la direction de M. Thiers et de son assemblée de ruraux.
Mais, à côté de ces fauteuils vides, nous avons vu avec plaisir ceux occupés par les académiciens qui, fidèles à leur devoir, n’ont pas déserté leur poste scientifique. […]
À tous ceux-là, merci.
Quelles que puissent être leurs opinions politiques, ils font preuve de patriotisme en continuant leurs travaux avec la même ardeur. Ils savent que la nature ne s’arrête point dans sa marche, que ceux qui se sont donnés la mission de l’étudier dans ses manifestations les plus éclatantes ou les plus obscures, doivent toujours être en observation, dans la crainte de laisser échapper à leurs investigations quelque fait intéressant et utile au progrès scientifique.

Je comprends bien qu’une écriture versaillaise de l’histoire de la Commune omette cet article, et plus encore celui dans lequel C. P. évoque, deux semaines plus tard, les obus versaillais qui tombent sur l’enterrement d’un académicien. J’ai plus de mal à admettre que l’on puisse s’en satisfaire.

Une histoire assez mouvementée pour ce journal, donc.

Retour au Journal officiel authentique

Revenons donc au « vrai » journal.

Même là, il y a des manques. Il était loin d’être parfait. Est-il vraiment possible, par exemple, que le Journal officiel de la Commune n’ait publié aucun compte rendu de la grande fête de la proclamation de la Commune le 28 mars ? Tous les autres journaux l’ont fait, et même pas mal d’auteurs réactionnaires. C’est pourtant vrai (il y a quand même eu un article dans l’édition du soir).

Mais on lit surtout dans ce journal beaucoup d’informations passionnantes, parmi lesquelles les éditeurs du présent livre ont fait leurs choix.

Nous voilà revenus, enfin, à ce livre. Vous y suivrez la Commune « au jour le jour », dans les pas des éditeurs, avec parfois des retours en arrière. Par exemple, la « Proclamation Blanqui », du 15 ou du 16 mars, que le Journal publie le 21 (depuis Blanqui a été arrêté et à nouveau emprisonné). Vous y verrez…

La guerre menée par Versailles dès le 2 avril, vous la découvrirez dans l’indignation provoquée par les exécutions de prisonniers (le 6 avril), précédant le fameux « décret des otages » (pas reproduit ici). Vous apprendrez que tant de gardes nationaux ont été tués lors de la « sortie torrentielle » vers Versailles que beaucoup des corps ramenés à Paris ne sont pas identifiés, et qu’on décide de les photographier avant de les inhumer, c’est le décret du 9 avril (10 avril). La sorte de blocus intellectuel et de renfermement qui accompagne cette guerre fait que le JO arrête les comptes rendus de l’assemblée de Versailles, qu’il a publiés régulièrement jusqu’au 3 avril inclus (encore des articles omis par la réimpression et donc une information ignorée de ses lecteurs).

Des nouvelles du mouvement communaliste en province parviennent au journal en mars, la Commune à Marseille (27 mars), à Lyon (26 mars), la « Commune d’Algérie » (29 mars), moins par la suite. Quand même, en avril, les « déplorables événements » – un massacre – qui concluent le mouvement marseillais (12 avril) arrivent difficilement, apportés par un ami politique « dont il est inutile de dire le nom ».

Vous (re)découvrirez l’action « socialiste » de la Commune, le décret du 16 avril sur les ateliers abandonnés (17 avril), celui du 20 avril interdisant le travail de nuit des ouvriers boulangers. Les éditeurs n’ont pas choisi le décret du 10 avril sur les veuves et les orphelins, dans lequel les familles « de fait » sont considérées à l’égal des autres, mais il apparaît quand même, au détour d’un autre décret (le 20 mai). Vous suivrez l’action d’Albert Theisz pour faire fonctionner la poste (31 mars, 2 avril) malgré le sabotage versaillais.

Le conflit entre majorité et minorité à la Commune ne vous apparaîtra que discrètement dans la convocation d’une réunion de l’Association internationale des travailleurs (20 mai), mais est-ce bien essentiel ? Vous lirez de nombreuses traces de l’intense activité politique qui anime la ville. À défaut de réunions de clubs, voici des réunions de tailleurs et scieurs de pierre (23 mars), d’ouvriers tailleurs (19 avril), de mécaniciens (25 avril), d’un « comité des Belges » (21 avril), celles de la Fédération artistique (12 avril, 15 avril), la « requête » de la société l’Éducation nouvelle (2 avril) et les réunions qu’elle organise tous les jeudis et dimanches à l’école Turgot (14 avril, 19 avril), les réflexions sur les crèches de la Société des amis de l’enseignement (15 et 17 mai), les informations données par le sous-comité qui a brûlé la guillotine place Voltaire le 6 avril (10 avril), la formation de l’Union des femmes, son beau message socialiste (14 avril) et ses réunions publiques (17 avril)… et ne manquez pas la répartition des dividendes entre ceux et celles qui ont participé aux travaux d’habillement de la Garde nationale (8 avril).

Et puis, quand vous aurez lu les derniers mots du dernier article du dernier numéro (24 mai), alors que communards et communardes – c’est ce journal qui a parlé le premier de la barricade tenue par des femmes place Blanche – se battent encore, alors que, dans les quartiers qu’ils ont déjà conquis, les versaillais font régner la terreur et massacrent les vaincus, retournez à la presse communarde, faites-vous votre « Commune au jour le jour » en lisant le Journal officiel de la République française, celui de Paris, le « nôtre », et Le Cri du peuple, et Le Prolétaire, et bien d’autres encore.

15 novembre 2020

PS : Il y a un bel échantillon de presse commu-narde sur le site archivesautonomies.org, et en particulier les deux éditions du JO (matin et soir), qui sont maintenant aussi sur le site Gallica de la Bibliothèque nationale de France.

La Commune de Paris au jour le jour, Editions Syllepse : https://www.syllepse.net/la-commune-au-jour-le-jour-_r_65_i_836.html

Je journal officiel de la Commune de Paris : https://archivesautonomies.org/spip.php?article1675