«Les sauterelles recouvrirent la surface de toute la terre et la terre fut dans l’obscurité ; elles dévorèrent toutes les plantes de la terre et tous les fruits des arbres, tout ce que la grêle avait laissé et il ne resta aucune verdure aux arbres ni aux plantes des champs dans tout le pays.»
Alors que la Troïka et les gouvernements successifs accablaient le pays d’une nuée de cataclysmes, la victoire électorale de Syriza, en janvie 2015, avait été une première étape politique de la mobilisation du peuple grec pour secouer le joug des banques, de Bruxelles et des mémorandums. Le «Non» au réfendum du 5 juillet 2015 ouvre grandes les portes de l’après-Troïka. Le peuple grec reprend la main sur son sort et le berceau de la démocratie pourrait bien nous surprendre.
Lassés de la malfaisance des politiques de leurs gouvernements, confrontée à la défaillance de l’État, à la destruction des services publics et à la désertion d’une partie significative de la bourgeoisie, la population a dû faire face. Elle s’est donc doté de diverses structures qui se sont substituées à ce qui avait été détruit ou qui était devenu marchandise inabordable. Il fallait remplir les vides créés par les politiques néolibérales et mettre en œuvre l’autogestion et jeter ainsi en pratique les bases d’une autre société, d’un autre pouvoir. La Grèce fait une nouvelle fois la démonstration que si l’autogestion est bel et bien une orientation stratégique que certains défendent, elle est surtout une réponse concrète et spontanée à des problèmes concrets et immédiats.
Dans son programme de relance et de restructuration économique adopté en 2013, Syriza accordait une place importante à ce qui était désigné sous le terme d’« économie solidaire », c’est-à-dire la mise en œuvre d’un réseau d’entreprises échappant à l’ordre capitaliste : « La reconstruction économique et écologique du pays […] sera basée sur le secteur public, coopératif et autogéré et sur des entreprises insérées dans les communautés. » Le programme prévoyait également que les -salarié·es soit associé·es à la prise de décision, notamment dans les banques, les assurances et les entreprises d’intérêt publics.
Selon Emmanuel Kosadinos (Syriza, Paris), la place occupée dans l’économie grecque par les petites entreprises constitue « un élément favorable pour la coopération au sein de réseaux et le regroupement dans des unités plus importantes ». Il souligne également que « l’existence d’une force de travail composée de jeunes chômeurs très qualifiés et aptes à s’investir dans les secteurs de l’économie (services, informatiques…) constitue également un facteur favorable. Sans oublier, ajoute-t-il, la persistance d’une tradition ancienne faite de solidarités horizontales et d’une culture de l’entraide. » Les obstacles ne sont évidemment pas négligeables, dont le moindre n’est pas l’extrême faiblesse des moyens financiers et matériels des structures d’autogestion qui reposent encore, pour l’essentiel, sur la solidarité citoyenne. La création d’une banque d’investissement et d’économie solidaire, envisagée par Syriza, est évidemment un des éléments essentiels du soutien au développement de ces projets. La solidarité internationale, de même que la mobilisation de la diaspora, seront sans aucun doute un élement important en ce domaine.
C’est le tryptique de la détermination du gouvernement grec à refuser le diktat de Bruxelles, de la mobilisation autogestionnaire des différents secteurs du mouvement populaire et la mise en œuvre des principes généraux du programme de Syriza qui fera que le peuple grec uni pourrait bien être invincible.
Retour inattendu à Bruxelles
Franchissant le temps, un autre message pourrait bien arriver de Bruxelles, aux antipodes de celui des néolibéraux et de leurs alliés, celui de l’Association internationale des travailleurs (AIT). Réunie en congrès dans la capitale de la Belgique en 1878, l’Internationale examinait alors l’articulation entre grèves, prise du pouvoir politique et sociétés de résistance.
La grève n’étant pas, déclarait César De Paepe, le rapporteur, « une solution, même partielle, du grand problème de l’extinction de la misère [mais] un instrument de lutte dont l’emploi conduira définitivement vers la solution de ce problème », il attribue aux sociétés de résistance un rôle qui va bien au-delà du sens commun : l’aide matérielle apportée aux grévistes. S’inscrivant dans une démarche de rupture avec l’ordre capitaliste, il en défend la nécessité, non « seulement eu égard aux nécessités du présent, mais aussi eu égard à l’ordre social de l’avenir ».
Prenant ses distances avec ceux qu’il appelle les « coopérateurs exclusifs », il explique que les sociétés de résistance ne sont pas un « remède » ni même un « palliatif » bien que celui-ci, déclare-t-il, soit nécessaire. Pour l’Internationale, les sociétés de résistances doivent permettre « du fond de ce chaos de lutte et de misère » de porter les « regards vers une société plus harmonique et plus heureuse ».
Ce sont, dit-il encore, « les embryons de ces grandes compagnies ouvrières, qui remplaceront un jour les compagnies de capitalistes ayant sous leurs ordres des légions de salariés, au moins dans toutes les industries où la force collective est mise en jeu et où il n’y a pas de milieu entre le salariat et l’association ».
Il entrevoit dans les grèves de son temps une « tendance nouvelle » au sein de laquelle « la grève doit aboutir à la société de production ». Il indique que c’est dans la logique des idées et dans la force des choses, énonçant une esquisse de démarche transitoire où les prises de pouvoir peuvent être inscrites dans la dynamique gréviste.
Il est inévitable que les travailleurs en viennent à tenir ce petit raisonnement : « Mais pendant que nous sommes en grève, parce que les patrons refusent de faire droit à nos réclamations, les consommateurs sont là demandant à cor et à cri les produits de notre industrie ; puisque notre inoccupation ne provient pas du défaut de demande, mais seulement de l’obstination de nos patrons, pourquoi ne travaillerions-nous pas directement pour le public ? »
Chronos et Kairos contre Tina
La révolution grecque est-elle commencée ? Nous nous garderons bien de faire un tel pronostic, mais il est indéniable que le facteur temps va jouer un rôle considérable. En tout état de cause, c’est déjà un acte révolutionnaire que d’abolir le contrôle de la Troïka sur la politique du pays. C’est aussi un acte révolutionnaire d’en avoir appelé à la démocratie et à l’Europe contre la dictature du capital. C’est encore un acte révolutionnaire de pratiquer l’expropriation et la gestion de telle usine ou de telle entreprise de service. C’est également un acte révolutionnaire de créer de toutes pièces les prémisses des structures d’une autre société. C’est bel et bien un autre acte révolutionnaire de metttre en mouvement la matérialisation d’un autre pouvoir, d’une autre logique, d’une autre société.
L’esprit de l’AIT devrait désormais habiter la résistance des Grecs et des Grecques aux forces qui veulent briser l’idée même de l’alternative. Il est certain aussi que son spectre commence à hanter à nouveau les possédants et leurs commis.