On parle souvent de pratiques « Alternatives » dans les arts visuels, mais on en voit rarement. C’est pourquoi la création d’Open School East (OSE) à Londres en septembre 2013, une école d’art gratuite et participative, doit être méditée. Conversation avec une des ses fondatrices, la critique et commissaire, Anna Colin.
Open School East est un espace pédagogique tout à fait unique à Londres. Quelle fut la genèse de ce projet aujourd’hui réalisé ?
Le projet est né d’une série de conversations pendant l’été 2012 entre Sarah McCrory (aujourd’hui directrice du festival Glasgow International), Laurence Taylor (co-directeur d’Open School East) et Sam Thorne (directeur artistique à la Tate St Ives) sur quel type de soutien apporter aux artistes émergents, à l’heure où l’éducation n’est désormais plus un droit mais un privilège et dans une ville où les loyers (des logements comme des ateliers) sont inabordables. Comment répondre à cet état de crise qui, bien évidemment, ne touche pas que l’écologie du monde de l’art mais toute la société? À quoi pourrait ressembler un espace artistique engagé et ancré dans sa réalité?
Ces conversations ont coïncidé avec un appel émanant du Barbican Centre et de Create London pour un projet artistique qui s’étendrait sur un an et impliquerait des communautés diverses dans l’est de Londres. Sarah, Laurence et Sam ont été sélectionnés pour réaliser le projet à hauteur de 100 000 livres sterling et c’est à ce moment-là qu’ils m’ont sollicité pour le développer avec Laurence. Nous étions clairs dès le début sur le fait que le projet durerait plus d’une année et que nous nous servirions de ce fond pour mettre en place une structure autonome sur le moyen ou long terme.
Cette école a pour vocation de s’inscrire concrètement dans son environnement géographique, l’est de Londres. Comment cela se traduit-il concrètement ?
Open School East est un espace pédagogique, de travail et de rencontre entre diverses communautés – artistiques, locales, d’intérêt et autres. La structure que nous avons imaginé et qui ne cesse d’évoluer en vertu de l’éthique participative du projet, consiste donc en deux programmes interconnectés: le « study programme » et le « public programme».
Le premier, gratuit, est ouvert sur dossier à un groupe de 14 artistes associés. Pendant un an, ils bénéficient d’un atelier partagé, d’un enseignement formel et informel (non diplômant) dont ils prennent les rennes à partir du deuxième trimestre. En échange, ils donnent l’équivalent d’un jour par mois de leur temps pour programmer ou assister à la mise en forme d’événements et d’activités publiques connectés à leurs intérêts, qui constitue une partie du « public programme ». Ce dernier, lui aussi gratuit, a commencé de manière moins structurée, nous avons beaucoup expérimenté avant d’arriver à une forme à peu près cohérente. Aujourd’hui, cette programmation comprend l’enseignement public – à savoir les conférences, séminaires et ateliers ouverts à tous – et un large éventail d’activités sociales, d’événements culturels et de projets participatifs sur la durée. Pour prendre un exemple, en 2015, nous avons développé Open Cinema en collaboration avec l’artiste Neil Cummings. Il s’agissait d’un projet sur huit mois pendant lesquels un groupe d’environ quarante personnes (locaux, de tous bords – réalisateurs, étudiants, retraités, enthousiastes – et de toute génération – de 19 à 84 ans) s’est réuni toutes les trois semaines pour apprendre à se servir d’une caméra, à monter des films, à trouver des pépites dans des archives municipales ou personnelles et à réaliser leurs propres films et documentaires ; ainsi que pour voir des films et parler de cinéma et partager des anecdotes et expériences relatives aux grandes lignes thématiques d’Open Cinema. Celles-ci étaient : le quartier d’Hackney dans lequel se situe l’école ; les notions de communauté et d’habitat ; et la création collective.
Pour en revenir à la programmation d’événements publics, celle-ci se fait de manière entièrement collaborative: elle est conçue et organisée par un grand nombre de voix comprenant les artistes-associés actuels et des années précédentes, les habitants du quartier et les associations locales notamment. Nous proposons enfin OSE comme un espace ressource pour des groupes de résidents locaux et des communautés d’intérêt qui n’ont pas de lieux pour leurs activités.
N’y-a-t-il pas dans ce projet des dangers importants ? Le premier serait de se substituer aux gouvernements démocratiques à qui il incombe constitutionnellement de créer du lien social.
Lors des forums intitulé «Capitalist Artist Scum», organisés en novembre dernier, Suhail Malik, un professeur à Goldsmiths qui participait au débat, a avancé qu’Open School East «serait potentiellement l’illustration parfaite de la “Big Society” du premier ministre David Cameron (qui compte sur le volontarisme pour développer une solidarité sociale), en même temps qu’un espace de résistance avec un potentiel de frappe important ».
Donc oui, d’une certaine manière il y a danger. Open School East n’aurait pas la même fonction et la même urgence si l’enseignement supérieur était gratuit et si les structures socio-culturelles les plus basiques étaient encore en place. Cependant, ce que nous proposons n’a rien à voir avec les standards éducatifs, culturels et sociaux des gouvernements démocratiques du siècle passé en Angleterre. Le modèle que nous avons mis en place est alternatif tant au niveau de la structure que des contenus. Les valeurs qui nous gouvernent incluent la transparence, la coopération, l’autoréflexivité, l’expérimentation et l’improvisation.
Cette dimension est-elle inédite en Angleterre ?
L’Angleterre a une histoire intéressante de structures multi-fonctionnelles, alternatives et philanthropiques qui ont cumulé des considérations pédagogiques, sociales et culturelles. Par exemple les Mechanics’ Institutes (fondés en 1821) ou la Workers’ Educational Association (fondée en 1903 et toujours active), qui avaient pour fonction de fournir aux populations adultes, en particulier les classes les plus démunies et aliénées par la vie industrielle, l’opportunité de s’instruire et de développer des savoir-faire non reliés à leurs métiers.
La fin du 19e siècle a vu la création d’espaces pédagogico-culturels gratuits et ouverts à tous dans toute l’Angleterre, et en particulier dans les zones industrielles où les philanthropes avaient fait fortune. Ces espaces contenaient systématiquement un musée, une galerie, et une bibliothèque. Beaucoup de ces espaces civiques existent encore aujourd’hui.
Dans les années 1970 et 1980, pendant le règne de Thatcher qui a dévasté les classes les plus désavantagées, l’Angleterre a vu émerger le Community Arts Movement, un mouvement d’artistes travaillant dans l’urgence, au sein de leurs communautés, mêlant créativité, lien social et propositions concrètes (comme réparer des maisons, ouvrir des espaces verts, etc). De nombreux bâtiments ont été ouverts par des groupes d’artistes, par exemple le Black-e à Liverpool qui est encore actif aujourd’hui et fonctionne comme un centre d’art et maison de quartier. C’est dans cette lignée là, qui n’est pas sans ses problèmes – le réformisme peut être autoritaire, comme l’artiste engagé peut être instrumentalisé, et nous n’avons de cesse de débattre de ces dangers – que nous inscrivons Open School East.
Un second problème serait de culpabiliser les étudiants-artistes qui, pour satisfaire un objectif social pourraient renoncer à leur liberté de création.
La première année a été un peu compliquée car cette culpabilité a en effet existé. Nous expérimentions, ne sachant pas vraiment où nous allions. Une associée en particulier, Andrea Francke, a protesté contre notre désir d’essayer de « tout rendre public au lieu de créer une bulle de protection à l’intérieur de laquelle ils pourraient expérimenter sans objectifs ni résultats ». Nous avons réagit à ces commentaires et avons restructuré le programme et ces ambitions problématiques. Depuis lors, nous mettons la liberté de création en premier plan et sommes arrivés à la conclusion qu’une simple cohabitation entre les associés et les publics locaux est suffisamment intéressante. Ceux qui choisissent de s’investir davantage le font selon leurs propres termes et il s’avère que des connections et des collaborations importantes se sont formées sur la durée.
Quelles incidences, cette formation très particulière, a-t-elle sur les projets que développent les artistes, une fois sortis de l’école ? Avez-vous remarqué des récurrences formelles ? Des envies de travailler autrement ?
Entre autres choses, la formation leur fournit des outils pour être indépendants et autosuffisants dans le monde réel. Dans une courte vidéo que nous avons réalisée sur l’école la première année, l’artiste Matthew de Kersaint Giraudeau nous a confié que son année à OSE lui avait notamment appris une « pratique bureaucratique » (programmer, organiser, communiquer) qui n’est pas enseignée dans d’autres écoles d’art. C’est une déclaration un peu atypique mais cependant en phase avec notre cahier des charges. Matthew et quatre autres associés – Andrea Francke, Jonathan Hoskins, Ross Jardine et Eva Rowson – ont d’ailleurs monté leur propre atelier à la suite d’OSE et ont transféré leur réseau, leurs conversations et la solidarité qui était présente dans les ateliers d’OSE dans un nouveau lieu. Puis en février de cette année, ces quatre derniers ont ouvert The Caged Antelope, un espace de travail collectif dans le sud de Londres où ils invitent le public à travers la programmation d’événements occasionnels. L’esprit d’OSE y est très présent. Plusieurs associés de l’année 1 et 2 ont également reçu des commandes de la Serpentine Gallery pour mener une série d’ateliers avec des écoles. Ça n’est pas forcément leur rêve, mais ça paye le loyer et peut ouvrir des portes sur le reste de l’institution ainsi que sur d’autres lieux. Je pourrais prendre pas mal d’autres exemples, mais en résumé, je dirais que, oui, la grande majorité des associés développent de nouvelles approches par rapport à leur pratique. La plus typique est la collaboration avec d’autres artistes et d’autres praticiens (avec une dimension pluridisciplinaire importante) ou d’autres membres de la société civile.
Une autre récurrence est le désir de développer d’autres formats de monstration de leur travail que celui de l’exposition (nous n’avons d’ailleurs pas d’espace où exposer pour l’instant), par exemple à travers le forum, l’événement pluridisciplinaire ou l’édition, et de toucher un public qui ne se limite pas au monde de l’art. Le partage de repas prend aussi une place énorme à l’école et beaucoup d’entre eux ont développé un rapport à l’hospitalité qui influe de différentes manières sur leur façon de travailler ou de se présenter.
Comment souhaitez vous faire évoluer Open School East ? Voulez-vous le pérenniser ? Est-ce une forme temporaire ?
L’agilité d’Open School East et son refus de complètement fixer les choses font partie de son identité; le jour où nous aurons fini d’expérimenter, il sera temps de passer la main à des personnes plus énergétiques et visionnaires que nous.
En attendant, notre souci est de rendre la structure autonome financièrement et physiquement. Nos modes de financement sont aléatoires et donc précaires. Peut-être que nous devrons déménager, en dehors de la capitale, ou potentiellement être présents sur plusieurs sites. Pour conclure sur des termes un peu moins pragmatiques, nous avons l’ambition de mettre en place un projet pédagogique plus rigoureux tout en restant souple, de consolider la communauté artistique qui se développe au sein d’OSE (par exemple en offrant des espaces de travail aux anciens associés) et de faire d’Open School East un espace encore plus ouvert avec davantage de passage, d’échanges, de voix et de vie.
Anna Colin est co-fondatrice et co-directrice d’Open School East, curatrice associée à Lafayette Anticipation – Fondation Galeries Lafayette à Paris et co-commissaire, avec Lydia Yee, du British Art Show 8, qui se tient à Leeds, Edinburgh, Norwich et Southampton en 2015-2016.
Première photo : Sunlight cinéma organisé par Critical Practice, décembre 2014. © Metod Blejec
Article original : http://mouvement.net/teteatete/entretiens/pedagogie-artistique-alternative