Nous avons invité mercredi 24 janvier Emmanuel Dockès, juriste et auteur de Voyage en Misarchie, Essai pour tout reconstruire, publié aux Éditions du Détour. Un des aspects importants de la thèse qu’il défend dans son roman politique est la volonté de dépasser l’État pour le remplacer par un autre régime politique : la Misarchie. Ce néologisme vient du verbe grec « misein » (qui signifie « détester », « haïr ») et de « arkos », le chef, l’autorité. Une société où, si on n’aime pas l’autorité, on sait néanmoins qu’il est nécessaire d’avoir un minimum de règles communes pour pouvoir fonctionner. C’est autour de la perspective de dépassement de l’État proposée par la Misarchie qu’Emmanuel était invité à débattre. Nous essayons ici d’en retranscrire les principales préconisations.
L’État souverain, tout puissant est le mythe sous lequel nous vivons. En réalité, la toute puissance n’existe pas. Mais sa revendication par les organes de l’État produit des effets centralisateurs dangereux, toujours potentiellement bureaucratiques, voire despotiques.
Si le souverain mythique était autrefois le roi, il est désormais incarné par des élus, désignés au seul moment des élections, non contrôlés par les électeurs qui ne peuvent les démettre que dans des circonstances exceptionnelles (en cas de corruption par exemple). Entre deux élections, ces élus font littéralement ce qu’ils veulent. Autre aspect non négligeable du caractère non démocratique de l’État souverain, le lien de dépendance des collectivités locales (régions, départements, communes) dont l’existence est déterminée et réglementée par l’État souverain. Ces collectivités locales ne peuvent jamais établir leurs propres règles de fonctionnement et, bien sûr, ne peuvent jamais se séparer de l’État souverain, sauf autorisation et accord de celui-ci. En bref, le mythe de la souveraineté produit des effets qui, eux, ne sont pas mythiques, mais produisent un système autoritaire et centralisé.
Une loi fondamentale et un code supplétif
Cette critique de l’État, notion qui est constituée autour du mythe de la souveraineté, n’est pas une critique du droit. Tout le monde comprend que l’absence de règles rendrait la société infernale sauf à croire dans la bonté infinie et parfaite de l’être humain. L’objet de la Misarchie, travail de recherche réalisé par Emmanuel Dockès et restitué dans un roman, Voyage en Misarchie, Essai pour tout reconstruire, publié aux éditions du Détour, est justement de tenter d’inventer un droit sans souverain, sans État. Nous allons tenter ici d’en décrire les principes essentiels. Dans son schéma, il existe une multitude de sources du droit, lesquelles ne sont pas organisées en pyramide. Il existe seulement une loi fondamentale qui fixe le petit socle de droits fondamentaux des individus et de règles communes inévitables. À côté de cette loi fondamentale existe un code supplétif qui détermine des règles qui s’appliquent par défaut mais auxquelles les entités de la Misarchie – associations, districts – que nous allons détailler plus loin peuvent déroger.
Les règles fondamentales sont à définir et à débattre dans le cadre des assemblées élues et tirées au sort. Mais on peut en citer quelques uns qui relèvent de l’évidence tels que l’interdiction de tuer (et donc de la peine de mort), l’égalité de droits entre individus quels que soient le genre, l’orientation sexuelle ou l’origine ethnique, divers droits sociaux essentiels (droit au travail, à l’éducation, à obtenir justice et réparation…). Une particularité essentielle du droit misarchiste tel qu’imaginé par Emmanuel Dockès est l’interdiction de la propriété dominante. Il désigne par propriété dominante une propriété dont on n’a pas l’usage. Par exemple, posséder des actions d’une entreprise dans laquelle on ne travaille pas ou être propriétaire d’un logement qu’on loue à d’autres : dans la Misarchie, on ne peut être propriétaire que de ce que l’on utilise.
Associations et districts
Les règles du vivre ensemble sont régies par les notions de districts et d’associations. Une association est un regroupement volontaire d’individus pour une finalité spécifique qui, dans le respect de la loi fondamentale, établissent ensemble des règles de fonctionnement. L’association peut aussi bien être une entreprise qu’une association non lucrative au sens de la loi de 1901. Chacun-e est libre de rejoindre ou pas une association à la condition de l’acceptation des autres membres. Chacun-e est aussi libre de la quitter tout comme il-elle peut s’en faire exclure par les autres membres.
Un district fonctionne comme une association à ceci près que l’adhésion est déterminée par la résidence sur une zone géographique donnée. Si l’adhésion devient de facto automatique et obligatoire, la contrepartie de cet état de fait est l’impossibilité de s’en faire exclure. On peut donc imaginer des districts correspondants à la surface de nos actuels États, régions ou communes, d’un bassin fluvial, d’un immeuble… ou de plusieurs États. Pour tout besoin ou fonction spécifique, les résidents d’une zone géographique déterminée ont la possibilité de constituer un district.
Cette notion de district constitue une rupture évidente avec la notion d’État dont certaines personnes seraient « sujets » ou « citoyens » et d’autres non (les résidents étrangers). Dans le district, il n’y a plus aucune notion de nationalité : seule la résidence détermine l’appartenance citoyenne au groupe avec les droits politiques de délibération inséparables des obligations qui en découlent. Si diverses personnes estiment partager ensemble une nationalité qui relèvent dès lors plus d’une culture, voire d’une religion, ces personnes peuvent alors prendre en charge cette spécificité dans un cadre associatif.
Une autre caractéristique essentielle de cette organisation en associations et districts est la promotion de la démocratie la plus directe possible. À l’appui de celle-ci, une règle exige que districts et associations ne soient composés que d’individus et non de personnes morales : une association ou district ne peut pas être membre d’une autre association ou district, tous les scrutins et désignations indirects ne pouvant que générer une élite bureaucratique ou politicienne. Si la démocratie directe est facilement envisageable pour des cercles restreints d’individus (une vingtaine par exemple), elle devient plus complexe à l’échelle d’une centaine et bien sûr de milliers et de millions. Emmanuel Dockès suggère que l’on ait recours à deux assemblées, l’une élue et l’autre tirée au sort, attendu qu’aucune des deux ne puisse être plénipotentiaire. La première exprime les orientations politiques a priori des citoyen-nes ; la seconde permet de vérifier que les élus restent en phase avec une représentation statistique et donc sociologique de la population. En cas de désaccord, l’assemblée tirée au sort peut l’emporter (elle a le dernier mot car elle est aussi la plus influençable), ou bien, sur les sujets importants, un appel au référendum pourra être réalisé pour trancher le différend. D’autres divisions du pouvoir sont en outre mises en place, avec notamment la traditionnelle disjonction stricte des pouvoirs entre le législatif, l’exécutif et le judiciaire.
En ce qui concerne les associations, mais aussi et surtout les districts, un droit de séparation et de scission est reconnu et inaliénable à une seule exception : les districts solidaires. Il s’agit d’un district dont la fonction principale est de collecter des sommes qui agissent comme une redistribution entre les citoyens.
Enfin, la Misarchie permet de constituer les associations très particulières que sont les cotex, les communautés territoriales exclusives. Ces cotex sont des associations qui disposent d’un territoire et qui fonctionnent sur la base d’une communauté dont les règles dérogent au code supplétif mais pas à la loi fondamentale. L’objectif est d’autoriser la formation de communautés qui pourraient par exemple répondre à des règles religieuses ou à une volonté de mise en commun des biens… Ces cotex ne sont acceptées que sur des surfaces et une population limitée pour ne pas mettre en péril les libertés de la société misarchiste.
La transition
Le dernier chapitre du livre porte sur la victoire électorale d’une coalition misarchiste dans le pays voisin de l’Alterbriíe, qui laisse entrevoir la perspective de la transition. Nous noterons que l’auteur se situe dans une perspective électorale qui exclue d’office le coup de force ou d’État, mais s’inscrit dans une mobilisation sociale et citoyenne de grande ampleur. Il convient alors d’imaginer ce que cette transition signifierait dans un pays comme le nôtre.
Le premier acte de cette transition sera l’adoption de la loi fondamentale et du code supplétif en remplacement de la constitution actuelle. Le second acte sera alors la transformation de l’État existant en une pluralité de districts qui seront gérés de façon autonome (un peu comme le régime de la sécurité sociale d’après-guerre). Le ministère des finances deviendra un district gérant un grand fond commun, le minsitère de l’éducation nationale sera un autre district, etc… Chacun de ces districts sera organisé avec des éléctions et tirages au sort spécifiques. Les anciennes circonscriptions administratives (régions, département, communes) seront, elles aussi divisées en districts. Les citoyens pourront sur cette base regrouper et ou scinder des districts afin de constituer les organisations qui leur conviennent, à la seule condition de préserver les districts solidaires, qui permettent une certaine distribution des richesses (cotisations, impôt).
L’autre aspect important de cette transition est la mise en conformité des différentes associations avec la loi fondamentale misarchiste. Cela suppose, par exemple, la transformation des actionnaires qui ne travaillent pas dans l’entreprise en prêteurs de l’entreprise (sur une valorisation fixée par des commissions spécifiques) ou leur expropriation pour laisser la place à des entreprises autogérées.
Comme on le voit, la transition est un vaste champ de débat et d’élaboration d’une politique misarchiste à construire.