Interview de Serge Le Quéau, secrétaire de l’Union départementale Solidaires Côtes d’Armor

Q : Le 26 mars dernier vous avez dénoncé ce qui constituait à vos yeux un scandale d’État, la fermeture de l’usine Honeywell à Plaintel (Côtes-d’Armor). Pourquoi cette accusation ?

R : La pandémie du coronavirus partie de Chine s’est développée à travers toute la planète à grande vitesse et n’a évidemment pas épargné notre pays. Très vite nous nous sommes aperçu.es comme tout le monde que les stocks d’équipements de protection sanitaire (masques, vêtements) dont disposaient les autorités publiques pour protéger la population, étaient totalement dérisoires. Après la pandémie virale, nous avons dû faire face à une dramatique pénurie de masques.
Face à cette situation, nous nous sommes souvenu·es, comme beaucoup de costarmoricains, qu’il existait dans notre département, les Côtes d’Armor, avant sa fermeture fin 2018 par le groupe multinational américain Honeywell, une usine de fabrication de masques et de vêtements de protection sanitaires. Ses capacités de production étaient énormes. Cette usine Honeywell de Plaintel pouvait produire 200 millions de masques par an, près de 20 millions par mois et était équipée de 8 machines ultra-modernes pouvant, pour certaines, fournir 4 000 masques à l’heure.
En tant qu’organisation syndicale interprofessionnelle, nous avons repris contact avec les ancien·es salarié·es de l’usine ainsi qu’avec les responsables des sections syndicales CGT et CFDT pour avoir plus d’informations sur les raisons avancées par Honeywell pour justifier la fermeture de son usine et surtout, pour comprendre pour quelles raisons, fin 2018, il n’y avait pas eu de réactions, ou très peu, des autorités locales et nationales pour s’y opposer. C’est au cours de cette « mini enquête » que nous avons découvert, ce qui n’avait jamais été révélé, avant la publication de notre communiqué de presse du 26 mars dernier : non seulement Honeywell avait délocalisé sa production de masques en Tunisie et en Chine, bénéficié d’aides publiques considérables, sans contre parties, mais en plus, elle avait vendu et fait détruire ses machines ultra-modernes à un ferrailleur. Nous voulions aussi comprendre pourquoi les appels à l’aide des sections syndicales CGT et CFDT de l’usine de Plaintel, adressées au Président de la République Emmanuel Macron et au ministre de l’Economie Bruno Le Maire étaient restées lettres mortes. Une fois bien informé.es, nous avons voulu mettre en lumière, en le rendant public, l’ampleur du désastre, du point de vue sanitaire, social, économique et politique, que représentait la fermeture de l’usine de production de masques de protection sanitaires de Plaintel.
L’Union syndicale Solidaires qui est implantées dans un grand nombre d’hôpitaux et d’EHPAD de la région, connaissait parfaitement les risques qu’encouraient les personnels soignants de ces établissements, faute de moyens de protection. Nous nous sentions donc pleinement concernés et ne pouvions pas ne pas agir.
De plus, pour Solidaires, la fermeture de cette usine représentait un condensé édifiant de tout ce que le capitalisme financier international, soutenu par des politiques néolibérales, peut produire comme horreurs économique et sociale. Condensé qu’il fallait dénoncer avec force. Notre communiqué intitulé « Que se cache-t-il derrière la fermeture de l’usine Honeywell de Plaintel ? Un scandale d’État ! » a eu un succès surprenant. En quelques jours, plus de 45 000 personnes l’ont lu sur le site Facebook de Solidaires Côtes d’Armor 1100 l’ont également partagé et commenté, dont plusieurs personnalités du monde associatif et politique, qui l’ont largement rediffusé sur leurs comptes Facebook, Tweeter ou Instagram. Puis se sont les médias régionaux et nationaux qui s’en sont emparés, que ce soit la presse écrite ou audiovisuelle, lui donnant un écho qui a finalement dépassé nos frontières. Même des médias russes et japonais en ont parlé.
 
Q : Vous proposez la création d’une société coopérative industrielle qui reprendrait les activités. Pourquoi une coopérative et non pas la nationalisation qui permet d’avoir la garantie de l’État ?

R : Dans notre communiqué du 26 mars, nous proposions, pour relancer la production de masques et de vêtements de protection sanitaire la création d’un Établissement Public Industriel et Commercial (EPIC) ou d’une Société Coopérative (SCOP). Dès le départ, nous pensions fortement à un Société Coopérative d’Intérêt Collectif (SCIC) pour l’originalité de son statut, avec ses collèges multiples (salarié.es, collectivités territoriales, usagers-clients bénéficiaires), mais nous voulions laisser nos propositions ouvertes. Parallèlement à ces discussions en interne de Solidaires Côtes d’Armor, nous avons rapidement pris contact avec d’autres militant.es de l’Union SUD Industrie et d’experts en création et de gestion de coopératives comme Benoît Borrits de l’Association pour l’autogestion, mais aussi avec des militant·es d’Attac, de la Confédération paysanne, ou d’associations environnementales et de l’économie sociale et solidaire de Bretagne. Assez rapidement, la SCIC est bien apparue pour tous et toutes, comme étant la structure la plus adaptée à la situation. Elle permet d’associer tous les acteurs et actrices du territoire régional, à commencer par les salarié·es, et de les impliquer dans un projet de relocalisation de production industriel, en ouvrant de manière large le capital social, aux structures « acheteuses » – des acteurs sanitaires et médico-sociaux – comme aux secteurs d’activité grands consommateurs, et au-delà à tous les acteurs collectifs ou citoyens régionaux désireux d’agir et soutenir un tel projet.
Un EPIC, et donc une entreprise nationalisée, pourrait répondre aussi à l’enjeu ; mais il nous parait moins adapté à l’implication, à la prise en charge collective du projet. De plus, la décision de création ne peut être prise qu’au niveau national, donc loin du territoire concerné par la relance de l’activité industrielle. Et puis, nous avons pensé que compter sur l’État pour prendre en charge un tel dossier était vain ; qui plus est avec l’équipe « libérale » qui est au pouvoir aujourd’hui. Les récentes déclarations du Président Macron, laisse à penser qu’il pourrait faire une ouverture dans le domaine de la santé, mais pour ce qui est de la production industrielle, il lui faudra sans doute faire encore beaucoup d’efforts pour changer le logiciel néolibéral qui continue à guider sa pensée économique.
L’outil SCIC, dans sa forme actuelle existe depuis 2001, et n’a malheureusement pas suffisamment été promu ni utilisé. Aujourd’hui, Il n’existerait seulement qu’environ 2 000 SCIC en France.

Q : Comment concevez vous table ronde que vous avez demandé au préfet ? Qu’en pensent les ex-salarié·es. de la boite ?

R : Les ex-salarié.es attendent avec impatience la tenue de cette table ronde, car elle permettra de réunir tous les acteurs et toutes actrices concerné.es par le projet et de connaître précisément le positionnement de chacun et chacune : salarié·es et leurs organisations syndicales, représentant.es des Collectivités territoriales (Région Bretagne, Communauté d’agglomération de Saint-Brieuc seules à avoir la compétence économique, Conseil départemental des Côtes d’Armor), parlementaires déjà impliqué.es dans le projet, services de l’État (Direccte, DDCS, ARS). Si les Président.es de toutes les collectivités territoriales précitées ont pris officiellement position pour soutenir le projet, le Président de la région Bretagne, Loïg Chesnais-Girard, est allé plus loin en missionnant officiellement Guy Hascoet, ancien secrétaire d’État à l’Economie sociale et solidaire du gouvernement Jospin, pour qu’il explore les possibilités de relance d’un site de production industriel de masques de protection sanitaire et présente un rapport au Conseil régional. Le préfet pourra réunir la table-ronde dès qu’il connaîtra la position officielle du ministre de l’Economie Bruno Le Maire et du gouvernement sur ce projet de création de SCIC. Une demande d’aide a également été déposée auprès de la Direction des affaires économiques et financières de la Commission européenne.

Q : Dans la situation actuelle de crise sanitaire quelles sont les réactions à votre proposition ?

R : Au départ, tous les salarié·es licencié·es de l’usine Honeywell de Plaintel ont accueilli très favorablement la proposition de Solidaires, nous remerciant d’avoir révélé au grand jour le scandale de la fermeture de leur usine. Ensuite, la CFDT, par l’intermédiaire de ses structures départementale et régionale, est monté au créneau, y compris dans la presse, pour dénigrer notre proposition. Selon elle, nous amènerions les ex-salarié.es d’Honeywell au casse-pipe en les berçant d’illusions. Par contre, le président du département des Côtes d’Armor, Alain Cadec, a accueilli dès le départ plutôt favorablement notre proposition, sous réserve que la région Bretagne s’engage également à ses côtés. Ce qui a été déterminant pour faire mûrir l’idée auprès des élu.es, ce fut l’intervention enthousiaste et convaincante de Guy Hascoët, que nous avions contacté très rapidement sur les conseils avisés d’un militant de la Confédération paysanne et ancien conseiller régional écologiste René Louail. C’est Guy Hascoët qui a convaincu tous les élu.es du département et de la région de la faisabilité du projet sur les plans humains, technique et financier, dès lors qu’il s’appuierait sur une participation active des salarié·es, un soutien politique fort et une dynamique citoyenne. Quand ce sont des syndicalistes, militant.es de Solidaires de surcroît, qui proposent des alternatives impliquant une appropriation collective des moyens de production, les élu.es de droite comme de gauche, biberonné.es par la pensée néolibérale depuis plus de trente ans, se méfient, dans un premier temps. Quand c’est un ancien ministre qui fait la proposition d’un tel projet, ça a l’avantage de les rassurer.
À ce jour, le projet est toujours dans sa phase de construction. Des groupes de travail informels se sont déjà constitués et travaillent en bonne intelligence. Un ancien directeur de l’usine, Jean-Jacques Fuan, s’est beaucoup engagé, en apportant son expertise dans le montage du dossier. Un laboratoire de recherche universitaire spécialisé dans l’économie et la gestion et des économistes membres du Conseil scientifique d’Attac nous ont proposé également leurs concours.
L’Union syndicale Solidaires des Côtes d’Armor quant à elle, participera évidemment à la construction de ce projet de Société coopérative d’intérêt collectif dans l’agglomération briochine, bien consciente de toutes les difficultés, qui ne manquerons pas de se présenter et qu’il faudra surmonter, mais en gardant toujours à l’esprit la maxime bien connue « Les seuls combats perdus d’avance sont ceux que l’on ne mène pas ».

Crédit photomontage : Sylvain Ernault
Photomontage original : https://ladeviation.com/agiter/coronavirus-masques-plaintel-serge-le-queau/