Compte-rendu de la réunion autour de Milenko Sreckovic, de Pokret za slobodu organisée par l’Association Autogestion, Attac et l’Assemblée Européenne des citoyens
au CICP, le 3 février 2014, Paris.
Pendant la première rencontre internationale sur l’ « économie des travailleurs » (31 janvier-1er février 2014), travailleurs, militants, et chercheurs ont partagé leurs expériences d’autogestion et d’occupations d’usines. Comme des alternatives aux ravages du capitalisme. Pour l’occasion, nous avions invité Milenko Sreckovic, fondateur de l’organisation « Pokret za slobodu » (Mouvement pour la liberté) activement engagée dans les luttes des travailleurs en Serbie. Un pays encore trop souvent réduit à la diabolisation du personnage de Slobodan Milosevic et aux massacres des années 90. Mais qu’est-il advenu de la société serbe depuis 2001, avec l’application de mesures néolibérales radicales jalonnant le chemin de la Serbie vers l’adhésion à l’Union Européenne ? Milenko Sreckovic nous dresse un bilan de la transition capitaliste serbe sur plus de deux décennies (1989-2014). Et nous parle de résistances.
De l’usine occupée des FRALIB (à Aubagne) au CICP (centre international de culture populaire) de la rue Voltaire à Paris. Compte rendu de cette rencontre.
Les années Milosevic (1989-2000) : violences, sanctions … mais l’on survit
Une dette non remboursée de 20 Milliards de dollars, le plan de rigueur des créanciers (Fonds Monétaire International, Banque Mondiale), la montée des nationalismes et le creusement des inégalités entre les république de l’ancienne Fédération socialiste de Yougoslavie durant la décennie 1980… marquent la logique « d’une guerre annoncée » 1. Dès 1991, la Slovénie déclare son indépendance. Suivie de la Croatie en 1992. Puis des guerres en Bosnie (1992-95) et au Kosovo (1998-99). Des flux massifs de réfugiés et déplacés internes s’exilent en Serbie. Et les intellectuels fuient la Serbie. Entre 500 000 et 600 000 personnes se sont exilées depuis le début des années 90 2. Aussi, les serbes sont frappés par des sanctions extérieures : embargos commerciaux (1992-95 et 1998-2000) et bombardements de l’OTAN (1999). Bilan de ces trois mois d’ « ingérence humanitaire »: près de 30 milliards de dollars de dégâts. De ces sanctions économiques ont résulté le pire épisode d’hyperinflation de l’histoire. Entre le 1er octobre 1993 et le 24 janvier 1995, les prix ont augmenté 5 millions de milliards pour cent 3. Ce chiffre est un 5 avec quinze zéro derrière : 5 000 000 000 000 000.
Milenko Sreckovic nous raconte que la dévaluation monétaire se faisait à une vitesse telle que ce qui permettait d’acheter un sac de pommes de terre le matin… ne le permettait plus le soir. Ou encore le souvenir de retraités faisant la queue de bonne heure devant la poste, avant que les portes ne s’ouvrent, pour être sûrs d’empocher leurs retraites avant qu’elles ne perdent toute valeur au cours de la journée. « Nous avions une blague à cette époque… nous sommes les seuls milliardaires à ne même pouvoir acheter du pain ! ».
Et les gens ont survécu. Sources à l’appui, Milenko cite un rapport de l’UNICEF 4, selon lequel le taux de mortalité n’aurait pas augmenté durant ces années noires. « Notre production étaient suffisamment forte au niveau national pour résister à ces sanctions extérieures. Nous satisfaisions à nos besoins primaires ». Notamment grâce à l’industrie pharmaceutique et agro-alimentaire. Plus que de survivre, le peuple a aussi contesté. Suite à la découverte de fraudes électorales en 1996-97, les serbes sont massivement descendus dans les rues, des manifestations qui ont duré des mois. Le 2 octobre 2000, une nouvelle tentative de fraude électorale exacerbe le mécontentement du peuple. Milosevic est renversé.
« La Serbie dirigée par Slobodan Milosevic a été présentée comme le derniers des pays socialistes européens à résister aux privatisations »… mais à tort, écrit l’économiste Catherine Samary 5. L’instabilité politique des années 1990 a surtout eu pour effet de geler la « restructuration économique », amorcée durant la décennie 1980, sous pression du FMI et de la Banque Mondiale, à cause de la dette… Ces « réformes » néolibérales seront fortement accentuées dès la chute de Milosevic, durant la période dite de « transition ». Pourtant présentée comme une réponse « démocratique » au soulèvement populaire.
La « transition » néolibérale : une crise démocratique (2001-2014)
Milenko Sreckovic accuse l’état de la banqueroute de près de deux tiers des entreprises. Sur les 3017 privatisées entre 2001 et 2011, environ 2000 ont fait faillite (ou sont sur le point). Ainsi, plus de 600 000 travailleurs ont perdu leur emploi. Ces privatisations avaient été présentées comme un moyen de « démocratiser » le pays… vendre les entreprises d’Etat, afin de briser le monopole économique d’une oligarchie, ouvrir le marché à des propriétaires privés, et les rentabiliser. Mais au lieu de cela, le rachat d’entreprises a en grande partie nourri les réseaux de corruption et de criminalité qui se sont enrichis durant les années 90 : blanchiment par dizaines de milliards de dollars via les paradis fiscaux. Les actifs ont été vendus, les bilans déposés, et les salaires impayés.
Les privatisations signent la destruction de la production nationale, tandis que le gouvernement ouvre la Serbie à des investisseurs étrangers. La « réforme » bancaire a ouvert le secteur à des banques privées et étrangères pratiquant de forts taux d’intérêts, et mis en banqueroute les banques de développement étatiques. Ces banques sociales, rappelle Milenko Sreckovic, assurait l’investissement dans l’économie nationale. Celui-ci revient désormais sur la responsabilité du Ministère des Finances qui préfère allouer ses fonds au secteur des services, tels que des salons de coiffure, plutôt qu’au secteur industriel. D’autre part, l’Accord de Stabilisation et d’Association avec l’Union Européenne attire des investissements directs étrangers (IDE), avec exonération fiscale intégrale dans certaines « zones libres », induisant un appauvrissement de la société.
Selon les chiffres officiels, le chômage toucherait aujourd’hui près de 25% de la population 6, et plus de 50% des jeunes (16-25 ans) 7. Des chiffres qui ne tiennent pas compte de la réalité. « L’Agence nationale pour l’emploi a un ensemble de tactiques pour faire baisser les chiffres » déclare Milenko. Un million de salariés sont privés d’emploi. Quant à ceux qui travaillent –guère plus de 1,7 million de personnes-, un projet gouvernemental de législation du travail prévoyait de réduire drastiquement leurs droits : réduction des congés payés et de maladie, contrats de travail de deux ans, main d’œuvre intérimaire délocalisable dans n’importe quelle région du pays au gré des exigences des employeurs 8… au nom de la sacro sainte « flexibilité ».
Ce projet comprenait des éléments similaires au contrat de première embauche (CPE) qui, en France, rendait les jeunes travailleurs (moins de 26 ans) licenciables à volonté. Grâce à un puissant mouvement social en 2006, le CPE n’a jamais vu le jour ; en Serbie, la mobilisation des deux principaux syndicats a obtenu le retrait de la « réforme » du code de travail en Janvier 2014, avant qu’elle ne soit proposée devant l’assemblée parlementaire. Est-ce le signe d’une « nouvelle gauche radicale » 9 ? Milenko Sreckovic relativise l’enthousiasme d’un public français. Financés par les partis politiques, ces syndicats répondaient surtout d’une logique clientéliste.
Résistances sociales…
A défaut de (trop) pouvoir compter sur les syndicats, les travailleurs s’auto-organisent : blocage de routes et de chemins de fer, manifestations, sit-in de plusieurs jours devant des institutions d’Etat, séquestrations de patrons, actes d’auto-mutilation, grèves de la faim. Autant de moyens de protester contre les salaires impayés et dégradations de conditions de travail. Avec un exemple d’autogestion dans l’usine pharmaceutique Jugoremedja (une lutte ayant duré plus de quatre ans, jusqu’en 2007). Le réveil de l’expérience socialiste yougoslave ? Pour marquer sa rupture avec Staline en 1948, Tito avait fait de l’autogestion une idéologie d’état… un échec institutionnel, mais avec aussi des réussites sociales. « Mais je ne pense pas que l’autogestion soit suffisante pour confronter certains enjeux, souligne Milenko Sreckovic. Les problèmes en Serbie sont surtout liés à l’instabilité macroéconomique. Et parce que beaucoup d’entreprises ont été détruites par les privatisations, nous n’avons rien à autogérer… »
Fondée en 2004, l’organisation « Pokret Za Slobodu » soutient les luttes des travailleurs. « L’objectif est surtout de leur donner une visibilité nationale, souligne Milenko. Nous n’avons pas de système d’adhésion, ils s’auto-organisent au niveau local ». Elle est à l’initiative de la Coordination des comités pour les travailleurs en grève de Serbie (Coordinating Committee for Workers Protests in Serbia), née pendant les mouvements ouvriers en 2009. Dans un pays aussi centralisé que la Serbie, l’un des enjeux était de faire venir les manifestants dans la capitale. C’est ainsi qu’en 2009, plus de 200 travailleurs de l’usine « Zastava elektro » (Rača) ont manifesté devant l’Agence de Privatisation à Belgrade. La cible principale de l’organisation « Pokret za slobodu ».
Ses objectifs sont clairs : annuler les contrats de privatisation et renvoyer les patrons ; abolir l’Agence de Privatisation ; lutter contre la désindustrialisation du pays, l’accaparement de terre par des compagnies privées et contre le transfert de fonds vers les multinationales ; enquêter sur les fraudes et le blanchiment qui opèrent dans le processus de privatisation ; œuvrer pour une économie démocratique et des entreprises gérées au niveau local.
Questions et perspectives…
Des images de grèves et manifestations nous sont projetées: la plupart des travailleurs mobilisés sont âgés, remarque quelqu’un dans le public. Y aurait-il une stigmatisation pour les plus jeunes à être de gauche, et porteurs d’une mémoire socialiste ? Selon Milenko Sreckovic, la majorité de la population est directement affectée par ces mesures d’austérité. Et soutient ces mobilisations, même si, pour beaucoup, de manière passive. Les années 90 ont laissé leurs traces. L’opposition s’était construite contre le « communisme » affiché de Milosevic. Avec l’espoir que la Serbie se normalise, en intégrant le libre marché de l’Union Européenne. Un modèle démocratique qui a fait ses déçus. Quant aux valeurs de gauche, un vrai travail d’éducation populaire reste à mener. Pour se défaire du brouillage idéologique hérité de la décennie 1990, où celui que Milenko Sreckovic nomme un « dictateur opportuniste » avait tantôt joué la carte de la realpolitik capitaliste, tantôt celle de l’anti-impérialisme, ou encore de la résistance partisane…
Avez-vous développé des réseaux de solidarité internationale ? Oui. Via Campesina, la Confédération Paysanne, ATTAC, aujourd’hui l’Association Autogestion et le réseau workerscontrol.net. Et surtout, avec les activistes des anciennes républiques de l’ex Yougoslavie. Un moyen d’outrepasser les clivages nationaux, pour se réunir sur des luttes de classe ? Il nous faut un débat qui articule les questions sociales et nationales, de manière progressiste, nous disait quelques jours plus tard Catherine Samary. Nous sommes dans un café gare du Nord, où le café devient « double » après 15h. L’on m’avait appris à distinguer le nationalisme des droits, des sentiments nationaux. Et puis, sortons de la question d’intégrer ou non l’Union Européenne. Utilisons plutôt ses faiblesses, ses contradictions, les besoins de sa légitimité, pour mettre en échec son économie de compétition.
Nous n’avions pas imaginé qu’un nouveau « printemps » viendrait peu de jours après en Bosnie Herzégovine. En perspective, nos alternatives ?
Notes:
- Catherine Samary, “La fragmentation de la Yougoslavie, une mise en perspective”, Cahiers d’études et de recherches, numéro 19/20, 1992 (en ligne) ↩
- http://www.novimagazin.rs/vesti/samo-tri-zemlje-sveta-imaju-veci-odliv-mozgova-od-srbije ↩
- http://www.rogershermansociety.org/yugoslavia.htm ↩
- Economic Sanctions, Health, and Welfare in the Federal Republic of Yugoslavia 1990-2000 (en ligne) ↩
- Catherine Samary, “Réinsérer la Serbie dans l’analyse de la transition. Rapports de propriété, Etat et salariat”, Revue d’études comparatives Est-Ouest. Volume 35, 2004, N°1-2. Sortir de la transition bloquée: Serbie-Monténégro. pp. 117-156 ↩
- http://www.euractiv.rs/srbija-i-eu/6004-stopa-nezaposlenosti-u-srbiji-porasla-na-241- ↩
- http://www.novimagazin.rs/ekonomija/stopa-nezaposlenosti-mladih-512-odsto ↩
- “Droit du travail en Serbie: le grand bond en arrière”, traduit par Claire Vallet, Blic, 8 janvier 2014 http://balkans.courriers.info/article23998.html ↩
- “Serbie: l’émergence d’une “nouvelle gauche” radicale”, Courrier des Balkans, 28 janvier 2014 ↩