L’entrepreneuriat social occupe une place croissante dans les économies européennes. Plusieurs publications récentes permettent de dresser un panorama des pratiques qu’il recouvre et d’analyser leurs forces et faiblesses économiques.
Cette réflexion nous semble intéressante du point de vue de l’autogestion car beaucoup d’initiatives autogestionnaires s’apparentent à des entreprises sociales, soit par leur champ d’activité, qui peut appartenir à l’économie sociale et solidaire, soit par la forme de leur gouvernance, qui accorde une place centrale aux travailleurs et aux usagers.
Qu’est-ce que l’entrepreneuriat social ?
Pour le Centre d’Analyse Stratégique (CAS, 2012), l’entrepreneuriat social correspond à l’ensemble des initiatives visant à « conjuguer efficacité économique et impact social (…) et à répondre aux besoins sociaux qui sont peu ou pas couverts par le secteur public ou le marché ». L’objectif est de fournir des biens et des services assurant le respect des droits humains fondamentaux : se nourrir, se loger, travailler, se déplacer, vivre dans un environnement sain… On trouve ainsi des entreprises sociales essentiellement dans les activités d’intérêt général (éducation, prise en charge du handicap, transports, finance solidaire…) et dans les marchés éthiques (bio, commerce équitable…). Elles peuvent compter d’un à plusieurs milliers de salariés.
L’entrepreneuriat social appartient au champ de l’Economie Sociale et Solidaire (ESS) mais met également l’accent sur la recherche d’efficacité ou de rentabilité économique, ce qui laisse la place à une certaine lucrativité. On ne doit pas pour autant le confondre avec les initiatives de responsabilité sociale des entreprises : celles-ci concernent des entreprises classiques qui ne placent pas l’utilité sociale au coeur de leur projet mais tentent de (ou prétendent) limiter l’impact de leur activité sur la pollution, les inégalités, etc.
Les entrepreneurs sociaux insistent sur la nécessité de « réencastrer » la performance économique et l’utilité sociale l’une dans l’autre. Pour savoir si une activité relève de l’entrepreneuriat social, plusieurs critères peuvent être examinés : « la finalité sociale, la lucrativité limitée, la gouvernance démocratique favorisant la participation des parties prenantes et l’ancrage territorial de la démarche », d’après les travaux récents du Conseil Supérieur de l’ESS (CAS, 2012). Le Livre Blanc des entrepreneurs sociaux (2012, pp59 et suivantes) propose de nombreux indicateurs pour évaluer ces critères : par exemple, l’échelle des salaires, la diversité des ressources, la certification sociale ou environnementale des biens et services offerts par l’entreprise, etc…
En termes de statuts, l’entrepreneuriat social apparaît sous des formes variées (coopératives, mutuelles, sociétés à responsabilité limitée…). L’Italie, la Finlande, la Slovénie ou la Belgique ont adapté leur droit pour y introduire la notion d’entreprise sociale. En France, malgré l’existence du statut de SCIC, le droit laisse peu de place à l’entreprise sociale entre les deux autres grandes formes d’organisations que sont la société à but purement lucratif et l’association à but non lucratif
Etat des lieux de l’entrepreneuriat social
Si le phénomène n’est pas nouveau, on assiste aujourd’hui à de nombreuses innovations ainsi qu’à une prise de conscience politique internationale de leur importance pour la société.
Selon France Active, il y aurait quelque 50 000 entreprises sociales en France, bien que le périmètre de l’entrepreneuriat social soit parfois difficile à délimiter.
Quelques exemples :
- Juratri, SCOP franc-comtoise de collecte et de tri des déchets électroniques et électiques, emploie la moitié de ses 130 salariés en insertion. Son chiffre d’affaire et ses embauches sont en forte croissance (Livre Blanc des entrepreneurs sociaux, 2012).
- Siel Bleu, 270 salariés, propose un service de prévention en santé publique par une activité physique adaptée. Des milliers d’établissements (mutuelles, organismes de retraite…) y recourent pour la santé de leurs membres ou patients (CAS, 2012).
- L’ADIE (Association pour le Droit à l’Initiative Economique) aide à la création d’entreprise en proposant des microcrédits.
On trouvera beaucoup d’autres exemples détaillés dans Le Livre Blanc des entrepreneurs sociaux (2012).
Quel rôle l’entrepreneuriat social joue-t-il dans l’économie ?
Les biens et services fournis par les entreprises sociales permettent souvent de réaliser des économies de dépenses publiques grâce à la couverture de besoins sociaux : par exemple, l’insertion de salariés diminue les coûts liés à l’indemnisation du chômage. Les entreprises de l’ESS seraient plus créatrices d’emplois que le secteur privé traditionnel (CAS, 2012) et représentent un levier de développement pour les territoires défavorisés. Elles participent également à la valorisation d’effets positifs mal pris en compte par l’autorité publique, notamment parce qu’ils concernent des populations qui éprouvent des difficultés à faire entendre leur voix dans le débat public (Santos, 2009, cité par le CAS, 2012).
En outre, les entreprises sociales peuvent s’articuler avec le secteur lucratif comme le montrent un nombre croissant de partenariats fructueux avec les entreprises traditionnelles à but lucratif : Vinci/Réseau Cocagne, SFR/Emmaüs Défi, Blédina/Croix Rouge, Danone/Siel Bleu… On parle de « chaîne de valeur hybride » (CAS, 2012).
Cependant, les bénéfices collectifs liés à l’entrepreneuriat social restent mal évalués car difficiles à quantifier : outre les richesses produites et/ou les coûts économisés grâce à la satisfaction des besoins sociaux, il faudrait pouvoir mesurer la valeur de retombées telles que l’amélioration du lien social ; en outre, il paraît difficile d’évaluer toutes les entreprises sociales sur les mêmes critères d’efficacité socio-économiques eu égard à la variété des domaines et contextes dans lesquels elles s’inscrivent et des besoins sociaux qu’elles visent à satisfaire.
Qui sont les acteurs de l’entrepreneuriat social ?
De nombreuses recherches en sociologie, économie et gestion analysent les caractéristiques des entrepreneurs sociaux et l’origine de leurs motivations. Un numéro spécial récent de la Revue des Sciences de Gestion (2012) regroupe quelques unes de ces contributions qui nous permettent de dresser le portrait-robot de l’entrepreneur social. Au-delà de la diversité des profils observés – qui varient notamment selon les domaines d’activité au sein de l’ESS -, on remarque que la tendance est aux femmes, jeunes, diplômées, issues de milieux sociaux favorisés. L’étude de Labelle, Saint-Jean et Dutot (2012) sur des étudiants québecois, français et belges indique que leur engagement dans l’entrepreneuriat durable, ou leurs intentions de le faire, varient également selon leur provenance géographique : les urbains y seraient plus sensibilisés.
Pour mieux comprendre comment se construit la disposition à l’entrepreneuriat social, Le Loarne-Lemaire (2012) recourt à la notion d’habitus empruntée à Bourdieu : les valeurs véhiculées par l’éducation familiale et/ou religieuse servent souvent de socle à l’épanouissement des vocations ; de plus, le capital social des individus (en partie hérité) peut représenter un atout pour mobiliser les réseaux de relations nécessaires au développement de leur activié.
Il reste encore un grand nombre d’investigations à mener pour mieux comprendre qui sont les entrepreneurs sociaux et leurs motivations. Mais on peut d’ores et déjà tirer de ces différentes études la conclusion que, si certains individus ont intrinsèquement une propension à l’entrepreneuriat social plus élevée que d’autres, il faut à la fois soutenir leurs vocations par des dispositifs d’orientation adaptés (cf infra) mais aussi trouver les moyens de convaincre d’autres publics a priori moins sensibilisés de se lancer dans l’entrepreneuriat social (par exemple en mobilisant les institutions éducatives).
Quels sont les difficultés et défis de l’entrepreneuriat social ?
Le CAS relève principalement les difficultés d’accès au financement pour lancer ou développer l’activité des entreprises sociales. Par ailleurs, il souligne que les entreprises sociales doivent relever le défi de ne pas se cantonner à l’action locale qu’elles ont historiquement privilégiée mais d’évoluer vers des organisations de taille plus importante ou de diffuser leurs pratiques à une échelle plus large.
Le Livre Blanc des entrepreneurs sociaux (2012) relève également la méconnaissance de l’entrepreneuriat social dans l’opinion publique et parmi les étudiants qui pourraient devenir les entrepreneurs et managers de demain.
Notais et Tixier (2012) analysent le cas de l’InnovTerre (entreprise ayant pour objet l’aide aux collectivités territoriales dans la constitution de dossiers de candidature à des subventions européennes pour le développement local) qui, malgré une activité en forte croissance, a fait faillite en 2011 après quelques années d’exercice. La tension entre l’objectif de rentabilité économique et la finalité sociale a abouti à des difficultés financières : en attendant que ses clients (les collectivités territoriales engagées dans une recherche de subvention) puissent la payer, InnovTerre avait un important besoin en fonds de roulement qui a fini par peser sur ses relations avec ses partenaires financiers qui, eux, attendaient les mêmes indicateurs de rendements d’une entreprise sociale que d’une autre entreprise.
Comment favoriser l’entrepreneuriat social ?
Plusieurs pays ont récemment commencé à mettre en place des dispositifs d’aide à l’entrepreneuriat social à travers le développement de fonds de financement ou l’aménagement des marchés publics pour stimuler les initiatives locales dans certains domaines tels que la santé : Big Society au Royaume Uni, Social Innovation Funds aux Etats-Unis (CAS 2012). Le risque étant que ces démarches soient utilisés par les Etats comme un moyen de se désengager des services publics.
En France, les principales pistes pour développer l’entrepreneuriat social sont les suivantes :
- Le CAS recommande de faciliter l’accès à des sources de financement diversifiées : emprunts aussi bien que fonds propres, impliquant non seulement les aides publiques mais aussi des investisseurs privés, des fonds solidaires ou des capital-risqueurs « philanthropiques » qui exigent des rendements à la fois financiers et sociaux. Cela pourrait passer par la mise en place d’un « fonds d’investissement dédié » (dont le CAS ne précise toutefois pas les modalités). Le Livre Blanc des entrepreneurs sociaux (2012) propose de recourir aux « actifs non réclamés » détenus par les banques et de l’assurance-vie, comme cela se fait au Royaume Uni.
- Pour augmenter la visibilité et l’accès aux financement, il faudrait que l’on évalue mieux les retombées positive du secteur pour la collectivité. Cela passerait par des mesures de l’impact social tenant compte non seulement des richesses produites et/ou économies de coûts réalisées mais aussi de la valorisation des bénéfices qualitatifs tels que la cohésion sociale ou la réduction des inégalités. Ces évaluations devraient être systématisées, standardisées et menées à grande échelle dans une perspective comparative pour documenter plus solidement les enjeux économiques de l’entrepreneuriat social. Des réflexions sont menées en ce sens dans différents pays mais n’ont à ce jour pas encore abouti à une convergence des méthodes.
- Il faudrait que l’innovation sociale soit reconnue au même titre que l’innovation technologique afin que les entreprises sociales puissent bénéficier des mêmes aides que toute entreprise innovante (fonds de soutien, Crédit Impôt Recherche, qualification d’ « entreprise innovante » par Oséo…). Dans le même ordre d’idées, il serait souhaitable que soient introduites plus souvent des « clauses sociales » dans l’attribution des marchés publics pour tenir compte de l’utilité sociale des prestataires.
- Plus généralement, le Livre Blanc des entrepreneurs sociaux (2012) insiste sur la nécessaire implication des collectivités territoriales dans tous les aspects du soutien aux entreprises sociales : accompagnement, financement, formation, débouchés. Il paraît nécessaire de rendre les initiatives de l’entrepreneuriat social plus visibles et mieux coordonnées aux niveaux local, régional et national en développant une « labellisation » commune et en favorisant les réseaux d’entreprises. Un outil particulièrement utile est la réplication qui consiste à repérer les innovations efficaces et à les reproduire sur un nouveau territoire. Le Livre Blanc des entrepreneurs sociaux (2012) recommande que le label « entreprise sociale » soit co-géré et co-construit par les acteurs et les pouvoirs publics et que la labellisation devienne la référence des politiques en faveur de l’entrepreneuriat social : l’attribution de financements, soutiens, accompagnement y serait conditionnée. Cela permettrait de distinguer plus clairement, sur des critères explicites, les « véritables » initiatives d’entrepreneuriat social du simple « socialwashing » de certaines entreprises qui n’apportent pas toujours de réelles retombées en termes d’intérêt général.
- Enfin, des mesures sont à envisager dans le domaine éducatif : généraliser la connaissance de l’entrepreneuriat social dans les parcours scolaires et dans la formation des étudiants en économie et gestion.
Pour en savoir plus
Centre d’Analyse Stratégique (2012), « Quelle place pour l’entrepreneuriat social en France ? », Note d’Analyse n°268, mars 2012, disponible en ligne :__,
Dossier spécial « L’entrepreneuriat social », Revue des Sciences de Gestion (2012), n°255-256. Ce dossier regroupe les contributions de : Labelle, Saint-Jean et Dutot ; Le Loarne-Lemaire ; Notais et Tixier ;
L’efficacité économique au service de l’intérêt général. Le livre blanc des entrepreneurs sociaux, Editions Rue de l’Echiquier, 2012.
Le site EMES (Emergence des Entreprises sociales) qui regroupe de nombreuses études sur le sujet : www.emes.net
Le site http://www.socioeco.org/ qui regroupe des documents sur l’économie sociale et solidaire.
Avec l’émergence du MOUVES, l’entrepreneuriat social est un terme qui prend son essor en France dans un contexte particulier et très différent du modèle anglo-saxon. Dans le cadre du modèle anglo-saxon, l’entrepreneur social est une personne qui intègre les pratiques de performance du privé pour les mettre au service d’une cause sociale. Cette pratique n’est guère éloignée de la Venture Philanthropy et du Charity business. Du fait de la forte présence de l’Economie Sociale et Solidaire en France (2,2 millions d’emplois en France), l’entrepreneur social ne peut pas faire l’impasse des formes juridiques de l’économie sociale tout en souhaitant élargir l’entrepreneuriat social à des formes classiques d’entreprises de capitaux. Ceci se comprend du simple fait que la forme coopérative ou associative ne garantit nullement l’intérêt social de la production et qu’inversement une simple entreprise peut, dans certaines conditions, réaliser une production correspondant à l’intérêt général.
Pour autant, d’un point de vue autogestionnaire, c’est sans doute la notion d’entrepreneuriat individuel qu’il convient de questionner. Les adhérents du MOUVES sont des personnes physiques qui peuvent se prévaloir, sur la base d’une pratique réelle, du qualificatif d’entrepreneur social. Il ne fait pas de doute que l’action des individus pèse et agit sur la société. Il ne fait pas de doute non plus que certaines initiatives réellement autogestionnaires sont parfois incarnées par des individus à fortes personnalités. La question alors centrale est : est-ce que l’entrepreneur social agit pour qu’émerge une structure d’auto-organisation et d’émancipation des individus ou pour maintenir un lien de domination policé et humainement plus acceptable que la pure exploitation capitaliste. Dans cette perspective, la forme de l’entreprise (coopérative ou pas) n’est pas neutre, de même que les sources de financement (privées ou pas). L’entrepreneuriat social français est ainsi à la croisée des chemins…
Pour compléter ce débat, un article de Jean-François Drapéri paru dans la RECMA en mai 2010 : L’entrepreneuriat social : du marché public au public marché