Des bars autogérés en coopérative, où les co-gérants sont élus par les serveurs et les cuisiniers tout en percevant le même salaire, qui proposent bière artisanale et alimentation locale… Cela se passe dans la région lyonnaise. Deux bars, le Court-circuit et le Bieristan commencent à essaimer leur modèle en proposant des formations ouvertes au grand public. Une alternative pour en finir avec la précarité du secteur de la restauration ?

« Qui a choisi la mousse au chocolat en dessert ? », demande la serveuse aux sept personnes attablées au Bieristan. Ce bar est devenu un incontournable à Villeurbanne, la plus grande ville de la banlieue lyonnaise. Dans une ambiance de brasserie industrielle, une fois leur bière locale commandée au comptoir, les clients s’installent sur des chaises et des canapés. Dès l’arrivée des beaux jours, la terrasse est prise d’assaut. Pour le déjeuner, un menu unique à base de produits locaux et de saison est proposé. Ceux qui n’ont d’ailleurs pas opté pour la mousse au chocolat en dessert, ont pu choisir une glace d’asperges et reine des prés accompagnée d’une réduction de fraise et d’un sablé à la noisette.

Le Bieristan est une société coopérative et participative (Scop), avec un fonctionnement bien spécifique : « L’établissement fonctionne sans hiérarchie pyramidale, et toutes les personnes qui y travaillent en sont propriétaires, de manière démocratique, détaille Marco, qui fait partie de l’équipe. Chacun a un poste spécifique, mais est aussi amené à réaliser les autres tâches, qu’elles soient manuelles ou administratives. » Ainsi, pendant deux jours, Marco porte la casquette de formateur du Grenade (Groupement d’entreprises alternatives en développement), une structure « sœur » du Bieristan. Objectif : aider d’autres bars autogérés à se monter.

« S’organiser autrement tout en étant pérenne »

Cette première formation ouverte au public a pour thème « fonder la réussite de son entreprise sur la démocratie, de la théorie à la pratique ». Deux binômes externes viennent y assister, comme Anne-Sophie et Marie. Elles sont en train d’imaginer un lieu de restauration en autogestion en zone périurbaine. « Nous avons un projet similaire que nous souhaitons lancer en région Beaujolais-Val de Saône. Nous sommes en pleine recherche de locaux et justement en train de terminer notre business plan », précise Marie, qui a auparavant travaillé en entreprise et dans l’économie sociale et solidaire.

Elles espèrent trouver un local avec un jardin qui leur permettrait d’organiser des ateliers autour du lien à la terre, où elles inviteront habitants et scolaires. Elles mettront en place des éléments appris lors de la formation. « Six personnes s’occupent de la cuisine au Bieristan. Trois d’entre-elles ne sont pas cuisiniers à la base », observe Marie. Elles songent être au moins quatre ou cinq au lancement. « Beaucoup nous disent que ça ne fonctionnera pas, regrette-t-elle. Ils s’arrêtent au schéma classique : deux personnes à la tête d’un établissement, avec une équipe recrutée parfois difficilement. Mais ce modèle, souvent, ne fonctionne pas vraiment ! Le Bieristan prouve, au contraire, qu’il est possible de s’organiser autrement tout en étant pérenne. »

Une heure par semaine payée… pour réfléchir

Pour comprendre comment est né le Bieristan, Marco, aujourd’hui âgé de 33 ans, revient à ses années étudiantes. En master « économie sociale et solidaire » à Grenoble, il imagine avec des copains de classe ce qui deviendra un autre bar, le Court-circuit. Lui-aussi, situé dans le 7ème arrondissement de Lyon, s’est constitué à partir d’une Scop. Il est, en quelque sorte, le grand frère du Bieristan. « Nous étions à la croisée de deux groupes entre Grenoble et Lyon. Nous avons finalement décidé de monter un bar dans le quartier de la Guillotière à Lyon. C’était en 2010. Tout le monde disait que ça ne fonctionnerait pas. C’était alors le seul bar du quartier. Il est finalement devenu un bar emblématique du quartier des bars ! », s’amuse Marco.

En plus d’être cofondateur, Marco apprend le métier de serveur mais aussi à gérer des projets avant de passer en cuisine. Ce même principe de polyvalence, où chacun est à la fois « cadre et ouvrier », est toujours appliqué au Bieristan. « Deux personnes du Court-circuit m’ont rejoint dans l’élaboration d’un nouveau bar à Villeurbanne, plus axé sur la bière locale, poursuit Marco. Le Bieristan a ouvert en 2014. Notre but a toujours été d’essaimer à travers d’autres projets. Nous avons même intégré une heure rémunérée par semaine dans les emplois du temps, durant laquelle chacun peut réfléchir à un projet, sans forcément d’objectif précis. »

Selon Coline Frau, chargée de développement du Grenade, les embauches au Bieristan comme au Court-circuit se font en CDI, sauf une ou deux personnes en appoint durant l’été, sous contrat saisonnier. Au bout d’un an, les salariés peuvent devenir associés de la coopérative, ce qui leur permet de participer aux prises de décision et de s’impliquer davantage. Les serveurs débutent à 5% au dessus du Smic hôtelier (soit à 10,37 euros bruts de l’heure). Les augmentations sont ensuite appliquées en fonction de l’ancienneté – la première augmentation, au bout d’un an, est de 8%. Les cogérants (trois au Bieristan, deux au Court-circuit), sont élus par un vote sans candidat – chaque salarié vote pour qui il veut dans l’équipe – et ne sont pas plus payés que les autres employés.

Huit ans sans exercice déficitaire

Pour les deux bars, le succès est à la clé. En huit années, ils n’ont pas connu un seul exercice déficitaire. Le salaire des employés a comme prévu été augmenté, ainsi que leur nombre. De trois, ils sont désormais plus d’une trentaine à travailler dans les deux Scops, dont le chiffre d’affaires total atteint presque deux millions d’euros. Une réussite qui intéresse et questionne. Marco raconte : « Toutes les semaines, nous mangions et prenions des cafés avec des personnes qui souhaitaient en savoir davantage. Nous donnions des conseils gratuits. L’idée de créer une véritable formation a alors émergé, à la fois pour que cela devienne viable, et aussi pour que l’on puisse offrir un programme de meilleur qualité. »

Le concept du Grenade prend forme, et est pensé aussi bien pour la formation interne que pour d’autres qui s’intéresseraient à leur modèle. La structure est cette fois une société coopérative d’intérêt collectif (Scic). « Pour des personnes qui viennent de chez nous, l’intérêt de ces formations est de pouvoir monter en compétence puis d’animer des formations si elles le souhaitent. Il s’agit de notre première formation avec des personnes extérieures. Il y en aura d’autres concernant le suivi de la rentabilité d’un bar, cuisiner à la bière ou végétarien dans la restauration », énumère Marco.

Bientôt un nouveau projet à la campagne

Comme pour d’autres projets, le Grenade est né grâce à un petit groupe dédié. Aujourd’hui, l’équivalent de deux personnes à temps plein y est consacré. « Nous avions choisi le nom de « Grenade » pour l’acronyme, au départ. Finalement, il y aussi ce que représente ce fruit, qui est devenu notre logo. Un ensemble qui se constitue de nombreuses petites graines. Et puis il y a le côté militant de la grenade, mais pacifiste bien sûr ! », souligne en plaisantant le formateur. « C’est bien représenté sur le logo d’ailleurs, les petites graines s’envolent pour essaimer d’autres projets », ajoute Maïa, elle aussi issue du Master économie sociale et solidaire de Grenoble.

Cette dernière sait de quoi elle parle : initialement dans l’équipe du Court-circuit qu’elle a intégré à l’été 2012, elle porte aussi un nouveau projet. Le Bistanclac, le nouveau petit frère du Bieristan et du Court-circuit, doit s’installer à la campagne. « Depuis deux ans, nous sommes trois à porter ce projet qui devrait naître grâce à cette émulation collective. Nous recherchons actuellement un lieu sur différents territoires de la région. Contrairement aux deux autres implantés en milieu urbain, nous serions davantage connectés à l’économie locale. »

Le Grenade, un outil au service de la diffusion du modèle

Bien que le Grenade soit avant tout destiné à mettre en place des Scop, l’organisation pourrait s’avérer intéressante pour d’autres structures. L’autre binôme de participants à la formation, Clément et Camille, travaille pour l’Agence Nationale pour l’amélioration des conditions de travail (Anact). Cette agence publique réalise une veille et diffuse des connaissances sur les conditions de travail. Ils notent que l’organisation de ces deux coopératives peut être utile aussi bien dans le domaine professionnel, que le milieu associatif.

« Je suis dans une crèche parentale à Villeurbanne, gérée par des parents, souligne Clément. De nouveaux parents bénévoles ont connu des difficultés pour trouver leur place, ce qui a provoqué des tensions. En nous inspirant de ce modèle, qui propose aux anciens de former les primo-arrivants, nous n’aurions pas eu affaire à ces même difficultés. » Pour les deux formateurs, cette première expérience s’avère concluante. Suite à ces deux journées d’échange, les participants leur ont demandé s’il serait possible de continuer à collaborer. Une preuve supplémentaire que leur modèle est bien parti pour continuer d’inspirer.

Photo : Le Bieristan à Villeurbanne / © Élodie Horn.

Le site du Bieristan

Article original : https://www.bastamag.net/A-Lyon-il-sera-bientot-possible-de-faire-la-tournee-des-bars-autogeres