Le phénomène des «entreprises récupérées», après que leurs propriétaires initiaux aient fait faillite, souvent de manière frauduleuse, est typique des années post 2001, bien qu’il existe des précédents.
Il existe aujourd’hui 380 entreprises de ce type, qui emploient plus de 20 000 travailleur·euses. La moitié d’entre elles (près de 200) sont situées dans la capitale fédérale et la province de Buenos Aires. La plupart d’entre elles appartiennent à l’industrie métallurgique et mécanique, et également d’usines de réfrigérateurs, des entreprises textiles et de services.

Dans cette situation, l’UST 1 et d’autres coopératives ont créé ANTA en 2005, rejoignant le CTA 2, puis, le MNER (Mouvement national des entreprises récupérées). Venant d’horizons différents, la première chose qui nous a réuni a été la nécessité d’affirmer que nous sommes des travailleur·euses. Notre particularité est que nous gérons nous-mêmes notre travail et que nous le faisons de manière associative, en nous organisant en coopératives.

L’ANTA fait donc partie d’un domaine plus large que l’on appelle souvent l’économie sociale, qui comprend également les chômeurs qui ont formé des coopératives à la suite des programmes et des subventions que le gouvernement a mis en œuvre pour régler tout conflit social.

Selon certains points de vue, nous sommes considéré·es comme un groupe destiné à disparaître, mais de par notre expérience, notre condition et notre identité, nous nous reconnaissons comme des travailleur·euses, enfants d’une crise bien plus profonde, celle du travail salarié.

Nous nous reconnaissons comme des travailleur·euses parce que ce que nous mettons en jeu pour produire ou fournir des services est notre propre capacité de travail et nous n’exploitons pas la capacité de travail de quelqu’un d’autre.
Nous sommes des travailleur·euses parce que ce que nous faisons n’est pas basé sur la logique du profit et de l’accumulation de bénéfices, mais sur une logique de génération de ressources pour servir et améliorer les conditions de vie de nos familles, de notre quartier et de notre communauté.

Nous sommes des travailleur·euses parce que nous nous reconnaissons comme faisant partie de la lutte historique de la classe ouvrière pour construire une société basée sur la justice sociale. C’est pourquoi nous disons que notre identité, en tant que travailleur·euses autogéré·es et associé·es, est celle de la classe ouvrière.

Sur le chemin que nous avons parcouru, sur la base du travail de et dans nos organisations, nous avons non seulement réussi à donner une continuité à la production, mais nous avons aussi montré que nous pouvions améliorer nos revenus, générer de nouvelles sources de travail et entreprendre des projets sociaux pour résoudre les besoins d’éducation, de santé, de logement et d’infrastructure dans nos quartiers.

Différenciations

Une entreprise de quartier, une entreprise récupérée, un foyer paysan n ne signifient pas une autogestion sociale de l’économie, ce sont des expériences d’autogestion productive, qui peuvent déboucher sur une autogestion sociale de l’économie si elles s’articulent dans une stratégie d’occupation et de contestation des espaces économiques et sociaux.

Nous nous opposons à ceux qui considèrent ces expériences comme circonstancielles et passagères, beaucoup d’entre elles développant déjà un discours sur leurs objectifs, comme cela s’est produit avec l’expérience du troc, y compris ceux qui utilisent la récupération d’entreprises comme un instrument d’agitation et de présence médiatique.

Nous n’acceptons pas que les politiques de promotion des coopératives et/ou de l’autogestion soient comprises comme une « aide sociale pour les pauvres ». Nous voulons que celles soient comprises et assumées comme de véritables axes de développement productif.

La perspective d’ANTA est différente de celle d’autres mouvements sociaux, qui se concentrent sur la demande de programmes sociaux, ce qui conduit à un modèle clientéliste.

Nous nous différencions des programmes de «développement local» et des «politiques sociales» comme instruments qui viendraient résoudre les conséquences d’un système d’exclusion permanente. Elles visent toutes à promouvoir les micro-entreprises individuelles, familiales ou, au mieux, productives.

Une expression de cette ligne est le Plan Argentina Trabaja [plan gouvernemental de création d’emplois], qui n’est pas vraiment bas sur le principe de la réelle coopération. De plus, la manière dont il est mis en place a un effet négatif sur les salaires des travailleur·euses qui sont officiellement employé·es. Un exemple est la municipalité d’Avellaneda, où l’on compte six mille travailleur·euses coopératifs. Dans de nombreux cas, ils et elles effectuent les mêmes tâches que les travailleur·euses municipaux pour un salaire bien inférieur. Et quand il y a un emploi vacant, le plan est mis en œuvre. Tout cela nuit à l’emploi formel. L’autre chose que nous voyons avec l’État, ce sont la création de coopératives fictives. Tout cela nuit à l’emploi formel.

Vision stratégique

Nous parlons de l’autogestion sociale de l’économie comme une proposition de construction politique émanant de la pratique de la classe ouvrière pour satisfaire ses besoins.
Nous concevons l’autogestion comme la gestion directe de toute association par ses propres membres, sans interférence extérieure ou hiérarchique, dans laquelle prévaut le principe de la participation active et du contrôle démocratique.

Nous sommes également en train de faire en sorte que les modèles d’assemblée pour la prise de décision, la formation et l’échange d’expériences deviennent habituels comme moyen d’apprendre et de générer une autre culture de communication et de prise de décision.

Nous promouvons les moyens de communication formels et informels, la communication «vers l’intérieur», et «vers l’extérieur» et pour cette dernière dans trois sens : commercialisation, organisation syndicale, et se tourner vers la communauté. Autour de ces thèmes, les principales questions qui ont émergé sont les suivantes :

En ce qui concerne la communication externe pour la commercialisation, nous voulons laisser la place aux plus jeunes, car ils ont plus d’idées et maîtrisent mieux la technologie, ce qui facilite la mise en œuvre de certains moyens de propagande.

Nous voulons mettre en œuvre une articulation interne entre les biens et les services que nous produisons afin d’avancer dans la formation de réseaux de commercialisation.

Dans certains cas, il a été décidé de quantifier certaines heures comme des heures de travail et de les ajouter au surplus, c’est-à-dire non seulement celles liées au processus de production mais aussi celles liées aux réunions, aux représentations, aux articulations, à la gestion, dans des activités que l’organisation considère comme fondamentales, de sorte que en être absent est considéré comme une absence de la journée de travail.

Notre objectif est de reconstruire l’expérience du bien-être collectif en tant qu’objectif et de revaloriser les relations de travail et la propriété communautaire. En cela, les mouvements de chômeurs, les assemblées de quartier et la récupération des entreprises par l’autogestion des travailleur·euses ont été fondamentaux.

La récupération des valeurs et des méthodologies avec lesquelles ces expériences et ces constructions socio-économiques sont développées est la tâche politique que nous nous fixons et notre contribution à l’élaboration d’une stratégie de classe qui lie ces nouvelles formes de lutte et d’organisation entre elles et avec les secteurs syndiqués dans des formes classiques de relations de travail.

Nous recherchons une logique stratégique consistant à repenser l’économie dans ses objectifs, en réorganisant la matrice productive nationale sur les paramètres de la justice sociale et de l’indépendance.
Nous disons qu’il n’y a pas d’autogestion sociale de l’économie sans une stratégie populaire de construction d’expériences dans les circuits et sous- systèmes économiques qui disputent l’espace de l’économie aux entreprises construites à partir de la logique de la rente.

La préservation des méthodologies qui sous-tendent ces expériences et la construction économique sociale de l’économie est la tâche politique que nous nous posons ainsi que la contribution à l’élaboration d’une stratégie de classe qui lie ces nouvelles formes de lutte et d’organisation entre elles et avec les secteurs syndiqués intriqués dans les modalités classiques de relation d’emploi.

Si l’on considère le contexte économique et politique international, il n’est guère possible de revenir en arrière dans les relations économiques, sociales et politiques, tant dans leur forme que dans leur dimension. Il est possible d’évoluer vers de nouvelles formes capitalistes ou de nouvelles formes de relations, mais nous pensons que les anciennes conditions ne seront jamais restaurées dans la réalité actuelle ou dans le futur.

Il suffit d’examiner les transformations technologiques et leurs conséquences dans les différents domaines de l’économie et de la culture. Le processus de concentration capitaliste détruit le travail et le capital. Cette agglomération de milliers de petits ateliers alimentés par de grandes usines a peu de chances de revenir sous la même forme.

Le processus d’autogestion qui résulte de notre attitude et de nos actes de classe est autre chose. C’est la construction de formes et de modalités concrètes de gestion, d’organisation des facteurs de l’économie, et de la direction de l’organisation du travail social.

Ces processus impliquent de disposer de capacités techniques, de tirer parti des connaissances et du savoir-faire acquis par l’expérience, de s’articuler avec d’autres forces sociales et de s’approprier les avancées scientifiques et technologiques jusqu’alors refusées à la classe ouvrière.

L’autogestion sociale de l’économie est un processus de construction à partir de la pratique, un sauvetage de l’expérience collective et des valeurs communautaires qui la soutiennent.

Le modèle organisationnel

Comme il s’agit d’une organisation de travailleur·euses et non d’une coopérative, l’adhésion est personnelle. En tout état de cause, les affilié·es doivent attester de leur appartenance effective à une organisation de travail autogérée. Cela n’est pas contradictoire avec l’affiliation par branche ou à un syndicat. C’est pourquoi le modèle conçoit la double affiliation. Elle n’est pas non plus opposée, parce qu’elle agit à un niveau différent, à l’articulation en fédérations, chambres ou unions d’organisations de travail autogéré ou de coopératives. L’affiliation au CTA était logique, puisque le CTA est né avec le projet de construire un modèle syndical différent qui reconnaîtrait tous les travailleur·euses. En effet, le statut du CTA approuvé en 2006 inclut les travailleur·euses autogéré·es parmi les groupes qu’il reconnaît.

Relation avec le syndicalisme

En plus de former une identité commune au sein de chaque projet, nous cherchons à la projeter vers l’extérieur, y compris au niveau organisationnel, puisque c’est dans ce cadre que le sens politique est présent et construit.
Nous voulons être une représentation syndicale qui garantit la reconnaissance d’un secteur de l’économie sociale qui n’est pas un palliatif d’urgence au chômage, mais l’expression d’une nouvelle réalité économique et sociale.
La construction d’un cadre réglementaire permettrait de s’approprier les outils de la tradition syndicale et coopérative,
La création d’un nouveau sujet, le travailleur·euse autogéré·e, dépasse également le cadre strictement lié au travail, en apportant des réponses à la multiplicité des problèmes du territoire, dont l’enjeu principal est de faire face au besoin d’inclusion sociale.

Revendications

Nos revendications se concrétisent par la demande de reconnaissance juridique, économique et sociale de notre forme d’organisation du travail, c’est-à-dire celle de l’autogestion et de l’association.
Nous avons non seulement besoin d’un cadre juridique pour que nos droits en tant que travailleur·euses soient reconnus, mais nous voulons également qu’ils soient reconnus à la fois en termes de potentiel économique et d’acteur distributif.

Nous demandons la reconnaissance de ce que nous appelons un nouveau sujet de droits : le travailleur·euse autogéré·e, ce qui nécessite la construction d’une nouvelle institutionnalité et d’une nouvelle unité conceptuelle.

Comme la figure du travailleur·euse autogéré·e et associatif n’est pas légalement reconnue en Argentine par l’État, nous ne pouvons pas accéder à une retraite ou une pension décente, ni à une couverture pour les accidents ou les maladies liées au travail, ni au bénéfice des allocations familiales.

L’ANTA demande également une loi nationale sur l’expropriation et un soutien financier pour la reconversion technologique.

ANTA soutient également les initiatives des coopératives de travailleur·euses pour une loi pour le secteur.

En termes de droits sociaux, les travailleur·euses autogéré·es doivent bénéficier de droits sociaux, ce qui les différencie clairement des travailleur·euses indépendant·es ou autonomes.

Les objectifs dans ce domaine sont de préserver nos droits sociaux, en tant que bénéficiaires d’un système de rémunération composé d’un salaire unique, d’une sécurité sociale complémentaire, avec une assurance accident, de congés, d’une prime de Noël et d’allocations spéciales (mariage, naissance, scolarité, etc.).

Activités internationales

Un an après sa création, l’ANTA a également participé au séminaire national du CTA «Syndicalisation des travailleur·euses autogéré·es informels en Argentine», organisé avec l’OIT-ACTRAV (Buenos Aires, juillet 2006).

Par la suite, en 2008-09, lorsque le CTA a adhéré à la TUCA continentale [Confédération syndicale des Amériques], il a pris part à un programme de coopération de la TUCA avec le mouvement syndical espagnol sur l’économie informelle, en participant à un séminaire régional (au Panama, séminaire régional «Auto-réforme syndicale et travailleur·euses de l’économie informelle») et nous en avons organisé un autre à Buenos Aires.

En même temps, ANTA a été soutenu par le projet CEFS-DGB, ce qui a donné lieu à des publications et à une pratique des rencontres latino-américaines de travailleur·euses autogéré·es.

Dynamique dans le CTA

Ces dernières années, depuis le secrétariat d’action sociale du CTA, le travail de l’ANTA s’est projeté vers d’autres composantes de l’économie sociale, à travers l’organisation de rencontres nationales qui incluent les coopératives nées et qui sont sans lien avec les entreprises récupérées.

2017

Notes:

  1. La Coopérative de Travail « Unión Solidaria de Trabajadores » (UST) est composée de travailleur·euses ayant plus de vingt ans d’expérience dans les activités liées au génie sanitaire : réception, transfert et élimination finale des déchets solides urbains dans la ville de Buenos Aires et la banlieue sud de la Province de Buenos Aires dans le cadre de la Coordination écologique de la zone métropolitaine, Société d’État (CEAMSE). NdE.
  2. La Central de Trabajadores de la Argentina (CTA) est une confédération syndicale argentine fondée en 1991 d’une scission de la CGT argentine. NdE.