Contre la violente ségrégation, la domination et l’exploitation qu’elle subit, la communauté noire des États-Unis a très tôt, dès la période de l’esclavage, créé ses propres espaces organisationnels et économiques pour résister et survivre. Elle a suivi le long chemin de l’auto-organisation et manifesté une aspiration permanente à gérer ses propres affaires qui s’est incarnée sous des formes différentes en fonction du rapport de force racial et social.
Suite de la première partie.
Coopératives et mouvement des droits civiques
Jessica Gordon observe que « parler de l’histoire du mouvement coopératif noir, c’est parler de l’histoire des droits civiques des Africains américains… les acteurs sont les mêmes. » Cette articulation entre le mouvement des droits civiques et mouvement coopératif est peu connue et passe souvent au second plan. Pourtant, comme lors de ses combats émancipateurs précédents, la communauté afro-américaine choisira, pour surmonter le racisme qu’elle subit et sans attendre un aléatoire succès législatif, d’organiser par elle-même ses moyens d’existence qui échappent à la discrimination. Sans attendre un hypothétique renoncement de l’État et des blancs à leur position dominante et leurs privilèges, les subordonnés deviennent alors acteurs et, à leur façon, dictent eux-mêmes leurs règles.
En 1956, des fermiers noirs du comté de Clarendon fondent la Clarendon County Imrovement Association pour contourner les discriminations dont ils sont victimes en raison de leur appartenance au NAACP. L’association accorde des prêts et autres services matériels à ses membres. Lorsque les blancs refusent l’achat de leur coton, la coopérative organise son transport ailleurs afin qu’il puisse être vendu. Dans la même période, la coopérative se voyait refuser tout crédit auprès de banques. Le NAACP, doté d’un solide patrimoine financier, décida alors de lui accorder des prêts, de même que le syndicat de l’automobile UAW (dont une grande partie de ses membres étaient noirs) lui prêta de l’argent pour acheter du matériel agricole.
Cette réponse autogestionnaire pour lutter contre les discriminations sera reprise en 1965, en Louisiane, avec la création de la Grand Marie Vegetable Produceers Co-operative, après que les produits des agriculteurs noirs aient été boycottés en raison de leur engagement dans le mouvement des droits civiques. On pourrait multiplier les exemples.
Dans les années 1950, une autre organisation noire va développer une économie alternative au système dominant blanc, la Nation of Islam. Sous l’impulsion de Malcom X, celle-ci connaît une croissance fulgurante. Pour satisfaire aux exigences alimentaires de ses fidèles, la Nation va mettre en place dans tout le pays un réseau de restaurants gérés par l’organisation. Cependant, cette volonté de créer une économie séparée des blancs va bien au-delà de ses soucis alimentaires, elle s’inscrit dans le projet sécessionniste de la Nation. L’ambition des militants de se réapproprier « l’administration des choses » pour leur propre compte est grande. Dans sa biographie de Malcom X, à paraître aux éditions Syllepse en novembre 2014, Marable cite une déclaration de Betty Shabazz, jeune militante active de la Nation et future épouse de Malcom X, rapportée par le FBI : « Nous allons avoir, ici à Chicago, notre propre banque, et nous pourrons emprunter de l’argent. Cette banque n’existe encore que sur le papier. Chaque Temple qui aura suffisamment de membres disposera d’un restaurant, d’un magasin de vêtements et d’une boulangerie, comme c’est déjà le cas à Chicago. Nous allons également ouvrir un centre de santé. Nous voulons que nos membres éduqués et diplômés nous apportent leur aide et qu’ils aident ainsi leur propre peuple ».
En 1955, Montgomerry sera le théâtre d’une vaste auto-organisation de la population noire en lutte pour ses droits. Contre la ségrégation raciale dans les bus, la communauté afro-américaine déclenche le boycott des transports municipaux à la suite de la célèbre insubordination de Rosa Parks. Le mouvement va durer 381 jours. Pour pouvoir durer et permettre le transport de la communauté noire, un plan de transports alternatifs s’organise. Dix-huit chauffeurs de taxis noirs, propriétaires de leur véhicule, décident de proposer les trajets au tarif du bus (10 cents au lieu des 45 cents habituels). La municipalité et la police les menacent alors d’emprisonnement. Un système de transports par covoiturage avec une flotte de 300 véhicules est mis en place par la communauté noire. Des églises achètent des voitures pour permettre les déplacements notamment vers les lieux de travail. Un service de bus parallèle se met en place. L’achat de paires de chaussures pour les boycotteurs fait même partie de la campagne de mobilisation.
Un peu plus tard, une autre femme noire a marqué le mouvement coopératif noir, Fanni Lou Hamer, militante des droits civiques, qui déclarait « Vous savez quoi ? Nous ne pouvons pas gagner la lutte politique tant que nous n’avons pas notre indépendance économique. Et comment nous pouvons gagner notre indépendance économique ? Nous devons contrôler notre pays, contrôler notre production de biens – et nous devons le faire au travers des coopératives ». En 1962, Hamer et son mari travaillaient dans une plantation et le jour où ils se sont inscrits sur les listes électorales pour voter, leurs affaires étaient jetées à la rue et furent plus chassés. En 1969, elle fonda la Freedom Farms Corporation, une coopérative agricole.
En janvier de la même année, le Black Panther Party lance son Free Breakfast for School Children Program à l’église de St. Augustine. Il s’agit de l’un de 23 programmes sociaux que l’organisation noire a décidé de mettre en place. Celui-ci offrira aux Panthers une grande notoriété. Il s’agit de servir un petit-déjeuner aux milliers d’enfants noirs de ghettos qui étaient sous-alimentés. Le programme sera développé à l’échelle du pays là où les Panthers sont présentes. On estime que ce programme a nourri plus 10 000 enfants chaque jour pendant la durée du programme. D’autres programmes sont mis en œuvre notamment le dépistage de la drépanocytose (maladie du sang héréditaire fréquente parmi les populations d’origine sub-saharienne), des cliniques gratuites ou par exemple les transports des familles pour visiter leurs proches en prison. Ces programmes, pour les Panthers, devaient « promouvoir une alternative, un système plus social et humain ». Dans son programme en dix points, le Black Panther Party, sur la question du logement se réfère à la solution coopérative : « 4- Nous voulons des logements décents, aptes à abriter des êtres humains. Nous croyons que si les propriétaires blancs ne fournissent pas de logements décents à la communauté noire, alors le logement et la terre devront être transformés en coopératives, ainsi, avec l’aide du gouvernement, nous pourrons construire des logements décents pour les nôtres. »
En 1967, la Federation of Southern Co-operatives était fondée pour soutenir toutes les coopératives noires du Sud des États-Unis. Elle a des bureaux dans six États et possède un centre de formation à l’agronomie. Elle défend également les fermiers afro-américains. Depuis 45 ans, la Federation a aidé à la création de 200 coopératives, principalement dans le Sud. « Le développement coopératif est une chose dangereuse. Il apprend aux gens à penser de façon indépendante. Et leur donne le pouvoir de savoir comment s’unifier » a expliqué Wendell Paris de la Federation of Southern Cooperatives lors d’une conférence tenue en mai 2014 sur le développement économique dans la ville de Jackson (Mississipi), conférence à laquelle participait un des représentants de la coopérative de production New Era Windows. Pour Paris, les coopératives sont un moyen, notamment pour les Africains américains, d’accéder au pouvoir politique et d’exercer leur auto détermination à la suite des féroces attaques contre leurs acquis des années 1960 et 1970. À Jackson, une coopérative de consommation (fondée en 1976 qui rassemble blanc et noirs) Rainbow Coop travaille étroitement avec le Malcolm X Grassroots Movement pour développer la graine coopérative dans la communauté afro-américaine de la ville.
La Mandela Foods Co-operative a été fondée en 2009 par un groupe de militant afro-américains d’Oakland. Elle fonctionne de façon égalitaire et possède aujourd’hui huit salariés. Elle travaille en partenariat avec les fermiers locaux et permet l’accès à des produits de consommation de qualité. La page d’accueil de son site annonce son objectif : « Nourrir le pouvoir du peuple ». Les principes de la coopérative sont : « adhésion volontaire et libre, contrôle démocratique de ses membres ; participation économique de ses membres, autonomie et indépendance, éducation, formation et information, coopération avec les coopératives et enfin souci du bien commun la communauté ».
Différentes stratégies selon les moments ont été mises en œuvre par une communauté reléguée depuis plus de deux siècles dans une zone de non-droit. Parmi elles : le capitalisme noir, les campagnes « achetez noir », la sécession, le mouvement pour le retour en Afrique, la reconnaissance des droits civiques, les « programmes de survie en attendant la révolution politique » des Blacks Panthers ou les coopératives de consommation d’aujourd’hui. Ses acteurs n’ont pas toujours été homogènes socialement en terme de classe, ils ne partageaient pas non plus totalement les mêmes perspectives politiques. Certaines fractions, participantes du processus de formation de la bourgeoisie noire, sont montés sur les épaules de ces mouvements pour s’enrichir et trouver un compromis incertain et instable avec la bourgeoisie blanche qui lui a entre ouvert les portes du ghetto. Cependant, ces contre-dynamiques sociales n’oblitèrent pas la validité des autres expériences. Traditionnellement, nous inscrivons l’autogestion dans la déconstruction du rapport social du capital. Nous voyons ici qu’un autre rapport social d’oppression et d’exploitation si particulier, le racisme, peut amener ceux qui le subissent à développer leurs propres stratégies autogestionnaires qui ne sont pas réductibles au champ économique. Il s’agit là de construire une autonomie culturelle, sociale et économique face à un monde blanc qui les rejette et les stigmatise. Cette construction, par le bas, d’une singularité politique collective dans le champ social, s’est condensée pendant un temps dans le terme de Black Power ; cette constitution particulière n’exclut pas pour autant les alliances avec les secteurs en rupture du « camp d’en face » (« les blancs progressistes »). Mais le respect d’une autonomie d’organisation et de programme fondée sur la spécificité du rapport d’oppression raciale est alors nécessaire.
L’association coopérative a participé et participe de cette construction émancipatrice. Elle reste un aspect méconnu mais essentiel du mouvement de libération noire aux États-Unis.