En prélude du Forum social mondial (FSM) virtuel qui se déroulait du 23 au 31 janvier 2021 et en prévision de la VIIIe rencontre internationale de l’économie des travailleuses et des travailleurs programmée pour l’été prochain à Mexico, un débat en visioconférence était organisé le 21 janvier par ce réseau. Il avait pour thème « Les défis de l’économie des travailleurs et des travailleuses dans la crise structurelle du capital ». Il réunissait Andrés Ruggeri, Celia Pacheco Reyes, Azize Aslan et Humberto Montes de Oca 1. L’association pour l’autogestion y assistait en tant que membre de ce réseau.

Andrés Ruggeri, anthropologue et fondateur du réseau, a d’abord présenté le réseau de l’économie des travailleurs et des travailleuses et rappelé l’évolution des rencontres internationales entre 2007 et 2019, son élargissement avec notamment l’organisation des rencontres régionales à partir de 2014. Pour lui, l’évolution du capitalisme engendre de nouvelles formes d’exploitation contre lesquelles les travailleur-se-s doivent résister et rechercher des alternatives. En Argentine, l’économie populaire se développe, le mouvement des Entreprises récupérées par les travailleur-se-s (ERT) continue de se renforcer et différentes formes de coopératives co-existent. Le programme Facultad abierta et l’Institut national des associations et de l’économie sociale (INAES), qui est rattaché au ministère du Développement productif, ont récemment réalisé une étude sur l’impact sanitaire et productif de la pandémie pour les ERT et les autres coopératives de travail 2. Il apparaît que les conséquences économiques de la crise ont été importantes pour le secteur autogéré dans lequel le niveau de contagion des travailleur-se-s est supérieur à la moyenne du pays. Néanmoins, la grande majorité des coopératives est parvenue à maintenir leur activité. Pour des raisons juridiques, l’accès aux mesures d’aides de l’État pour contenir les effets socio-économiques de la crise s’est avéré complexe pour les ERT et les coopératives de travail. La sortie de la pandémie et la crise générée ne va pas être facile pour ce secteur comme pour d’autres. L’enquête montre que des aides spécifiques publiques pour soutenir la récupération des ERT ainsi que pour leur promotion et leur croissance seraient utiles. Il existe bien des programmes spécifiques pour la formation mais ils sont trop limités.

Le système capitaliste, de plus en plus autoritaire et sauvage, accentue la précarité et avec la crise sanitaire le nombre de faillites va s’accroître fortement. L’hôtel Bauen, qui avait résisté pendant la présidence de Mauricio Macri, a été contraint de fermer pour cause de pandémie après 17 années d’occupation héroïque. Dans ce contexte, quelles seront les réponses des travailleur-se-s ? Quelles sont les alternatives ? Quel rôle que devrait jouer l’État ? Quels objectifs autogestionnaires ? Pour Andrés Ruggeri, de toute évidence les travailleur-se-s doivent poursuivre la récupération des entreprises, et ce ne manquera pas de se produire en Argentine car cela appartient désormais à l’ADN de la classe ouvrière. Autant de questions qui ne manqueront pas d’alimenter les débats du réseau dans les prochains mois et lors de la rencontre de Mexico.

Celia Pacheco Reyes, sociologue et fondatrice du réseau, a insisté sur la chute de l’emploi au Mexique, le stand-by du commerce et de l’emploi formel. Dans les entreprises liées au grand capital, de nombreuses usines sont à l’arrêt et les licenciements augmentent fortement. Face à cette situation, de nouvelles solidarités et alternatives se développent à la base. Il en va de même pour le secteur coopératif qui devrait être mieux reconnu par l’État. Actuellement, il n’existe pas d’aides spécifiques. Le mouvement syndical ne reste pas inactif, il y a un appel à la grève début février et les mobilisations sociales (ouvriers, paysans) sont quotidiennes. Celia a insisté sur l’utilité d’échanger dans le réseau pour envisager des réponses communes et des luttes possibles. La pandémie provoque des changements importants et le système politique mexicain est paralysé. Pour elle : « il y a une opportunité à saisir pour notre camp face au capitalisme ».

Azize Aslan, Membre de l’organisation des femmes du Kurdistan, a rappelé que la pandémie n’a pas modifié profondément la situation pour les femmes. Pour elles, le double travail s’est poursuivi : télétravail et tâches domestiques mais les violences se sont accentuées.

Elle a ensuite évoqué la situation au Rojava où la contagion n’est pas très forte. Depuis 2016, les femmes construisent l’autogestion, les peuples décident quoi fabriquer et comment le faire. Toute l’organisation autour de l’économie repose sur des principes et des pratiques autogestionnaires. Mais, compte tenu du contexte global aggravé par la pandémie, la durée de vie des coopératives est assez éphémère. L’économie communale s’appuie sur les besoins : valeur d’usage, écologie, féminisme. Une économie respectueuse de la nature et des femmes. L’assemblée communautaire est l’outil central de participation collective et du fonctionnement autogestionnaire pour organiser la vie.

Humberto Montes de Oca du syndicat mexicain des électriciens (SME) et de la Nouvelle centrale des travailleur-se-s (NCT) a dressé un bref historique de la lutte emblématique suite à la fermeture de l’entreprise publique Luz y Fuerza del Centro qui comptait alors 44 000 salariés sous la présidence de Calderón en 2009. Ce furent onze années de lutte avec in fine la création de coopératives pour gérer des unités de production électrique par le SME. Il a également rappelé la particularité de la NCT qui fédère à la fois des syndicats ouvriers, des coopératives de travail et des associations de travailleur-se-s informel-le-s.

Pour lui, la pandémie et le confinement ont été un moment de réflexion. Le capitalisme s’adapte avec le développement du télétravail et la vente en ligne mais renforce surtout la surexploitation de la force de travail. Les systèmes de santé privatisés et privés ont montré leur insuffisance pour faire face à la pandémie. Celle-ci a engendré la perte de millions d’emplois dans le monde, il est nécessaire de construire des résistances et des alternatives. Humberto Montes de Oca a insisté sur le fait que l’autogestion ne concerne pas exclusivement l’économie mais également les biens communs. Comment les travailleur-se-s peuvent-ils/elles s’organiser pour gérer la société ? Pour sa part, le SME gère des unités de production électrique et des réseaux de commercialisation. Il a développé une économie sociale et autogestionnaire à partir d’une lutte même si la transition entre le salariat et la coopération (l’autogestion) s’évère très complexe, les travailleur-se-s de Luz y Fuerza expérimentent leur propre chemin. Dans une entreprise capitaliste, les salarié-e-s se situent dans le rapport capital/travail classique mais pour gérer les coopératives, ils ont besoin d’un apprentissage. Pour cela, ils peuvent compter sur différentes ressources et notamment l’appui des universités et de certaines administrations publiques.

Humberto Montes de Oca a également évoqué la transition énergétique en préconisant le retour à une gestion publique de l’énergie mais avec une participation des usager-ère-s et le recours à de petites unités de production de proximité. Le SME a créé une assemblée nationale des usager-ère-s mais elle n’est pas reconnue par l’État. Enfin, il a indiqué qu’au Mexique le mouvement social est affaibli et il a insisté sur la « nécessité d’articuler une plate-forme puissante pour peser sur les décisions, c’est ce à quoi s’emploie la NCT ».

Avec la pandémie du Covid 19, la précarité s’est accentuée partout et des millions d’emplois sont détruits dans le monde. Dans de nombreux pays, les travailleur-se-s ne peuvent pas compter sur les filets de sécurité mis en place par les états des pays du Centre du capitalisme. Ils/elles doivent lutter pour survivre et s’organiser pour développer de nouvelles solidarités. L’appropriation des outils de travail, des unités de production et des entreprises par les travailleur-se-s est plus que jamais d’actualité.

En conclusion de ce débat, l’organisation de la VIIIe rencontre internationale du réseau a été évoquée et des incertitudes subsistent sur la possibilité d’être en capacité de l’organiser en présentielle. Une réunion préparatoire sera organisée prochainement.

Notes:

    • Andrés Ruggeri. Anthropologue. Professeur de l’Université de Buenos Aires. Cofondateur de la revue « Autogestión » et du réseau mondial de l’économie des travailleur-se-s . Il dirige depuis 2002 le programme « Facultad Abierta », une équipe de la Faculté de Philosophie et Lettres de l’UBA qui conseille les entreprises récupérées par les travailleur-se-s .
    • Celia Pacheco Reyes. Sociologue du travail. Professeure de l’Université Autonome Métropolitaine, unité Xochimilco. Elle est cofondatrice du réseau de l’économie des travailleur-se-s.
    • Azize Aslan, Doctorante à l’Institut de Sciences sociales et humanité (ICSyH) de l’Université Autonome de Puebla (BUAP) (Mexique). Membre de l’organisation des femmes du Kurdistan.
    • Humberto Montes de Oca, Représentant du Syndicat Mexicain des Électriciens (SME) et de la Nouvelle centrale des travailleurs (NCT).

  1. INAES y Programa Facultad Abierta, « Cooperativas de trabajo y empresas recuperadas durante la pandemia: impacto sanitario y productivo y alcances de las medidas de asistencia del Estado », Informe de encuesta nacional, diciembre de 2020. Cette étude a été publiée sur le site de Programa Facultad abierta et consultable : https://www.recuperadasdoc.com.ar/INFORME%20DE%20LA%20ENCUESTA%20NACIONAL%20SOBRE%20EMPRESAS%20RECUPERADAS%20Y%20COOPERATIVAS%20DE%20TRABAJO%20EN%20LA%20PANDEMIA.pdf