La VIIe Rencontre internationale de l’« Économie des travailleuses et des travailleurs » s’est tenue au sein de l’École nationale Florestan Fernandes (ENFF) à Guararema à soixante-dix kilomètres de São Paulo (Brésil) du 25 au 29 de septembre 2019. Les précédentes rencontres avaient eu lieu à Buenos Aires (2007 et 2009), Mexico (2011), João Pessoa (Brésil, 2013), Falcón (Venezuela, 2015) y Pigüé (Argentine, 2017). Comme c’est le cas depuis 2015, elle a été précédée par trois rencontres régionales qui ont été organisées à Santiago du Chili pour l’Amérique du Sud, à Mexico pour l’Amérique du Nord et Centrale et à Milan pour la région euro-méditerranéenne entre l’automne 2018 et le printemps 2019. Les choix du Brésil et de l’école des cadres du Mouvement des travailleur-se-s ruraux sans-terre (MST) ne sont pas le fait du hasard. En effet, le réseau entendait exprimer physiquement sa solidarité avec le mouvement social brésilien rudement attaqué par le pouvoir depuis l’élection de Jair Bolsonaro à la présidence de la République en octobre 2018 et, plus particulièrement avec le MST, qui est dans le collimateur du gouvernement et qui continue à défendre activement l’agriculture paysanne face à l’agrobusiness plébiscité par le président brésilien, dont les conséquences écologiques sont connues et pleinement d’actualité. Ces dernières années, l’Amérique indo-afro-latine a subi une nouvelle offensive néolibérale et une poussée de l’extrême-droite, qui ont transformé le paysage politique, cette rencontre était donc sous le signe de la résistance des mouvements sociaux mais aussi de la construction d’alternatives concrètes qui caractérise notre réseau.

Compte tenu de ses options, la participation numérique à cette rencontre a été contrainte pour des raisons logistiques et de sécurité, notamment pour ce qui est de la capacité d’accueil. En outre, les participant-e-s ont notamment cohabité avec une promotion de formation de jeunes latino-américain-e-s de la Via campesina. Les délégations présentes étaient donc réduites mais diversifiées et représentatives du réseau international. Comme d’habitude, les pays d’Amérique du sud (Argentine, Brésil, Chili, Colombie, Paraguay, Uruguay et Venezuela) étaient les mieux représentés avec le Mexique pour l’Amérique centrale et le Canada. Autre habitude, les délégations européennes étaient issues principalement des pays du Sud du continent (Etat espagnol, France, Grèce et Italie) mais aussi de Russie ; deux militantes du Kurdistan participaient également, de même que deux militant-e-s d’Afrique australe (Afrique du Sud et Namibie). En tout, ce sont près de deux cents coopérateurs-trices, militant-e-s de l’autogestion, syndicalistes, travailleur-se-s, universitaires et étudiant-e-s qui étaient réuni-e-s pour débattre pendant cinq jours. Il importe également de relever la parité en termes de genre et la diversité de classes d’âge avec une présence importante de jeunes, à l’instar des délégations chilienne et italienne. La rencontre a été précédée par une réunion de présentation du réseau de l’« Économie des travailleuses et des travailleurs » à l’université fédérale de São Paulo. Une visite de l’assentamento San José -propriété collective concédée par l’État de São Paulo à la suite d’une occupation, acampamento à partir de 1997, légalisée en 2002 et gérée par le MST- a également été organisée en amont.

La séance d’ouverture, qui réunissait des représentant-e-s des comités organisateurs brésilien et international, ainsi que des dernières rencontres régionales, a été agrémentée d’une mistica proposée par la commission culturelle du MST, comme de coutume dans cet espace. Les travaux ont ensuite débuté par l’« analyse politique et économique de la crise du capitalisme global du point de vue de l’économie des travailleur-se–s ». Les intervenant-e-s, pour la plupart universitaires, d’Argentine, du Brésil, de Namibie, du Pays basque et de Russie ont pointé et développé la crise d’accumulation, l’accroissement de l’extractivisme, la crise écologique, la destruction de l’écosystème, la transformation des rapports sociaux, la poursuite de la spéculation boursière et le risque d’une nouvelle crise financière, le développement d’une économie digitale concentrée plutôt que collaborative, le recul de l’investissement public et l’offensive du secteur privé, les accords de libre-échange, la montée de l’extrême-droite et la réduction de l’espace démocratique. Outre le caractère de plus en plus autoritaire du capitalisme, la guerre pour le contrôle des ressources naturelles et des données digitales engendre un affrontement croissant entre les superpuissances ou espaces régionaux. Dans ce contexte, il est nécessaire de lutter contre les traités de libre-échange et pour la défense des biens naturels et sociaux, de développer l’économie alternative et repenser le commun. D’un point de vue féministe, les différentes résistances anticapitalistes et anti patriarcales ont été développées. Comment lutter contre le travail précaire, la reproduction sociale, les violences contre les femmes ? Quelle prise en compte des services aux personnes dans l’économie alternative ? Les objectifs de la grève internationale du 8 mars ont été rappelés.

Vu du Brésil, l’affrontement avec les impérialismes devient de plus en plus prégnant et il y a un glissement général vers la barbarie. Avec la victoire du capitalisme financier, la destruction des droits sociaux et le saccage international des ressources s’accroissent. Pour Henrique Tahan Novaes, professeur à l’université de São Paulo, le Brésil redevient une colonie sans industrie où la classe dominante ne veut rien céder et refuse obstinément toute forme de redistribution sociale. Et de rappeler que la dictature brésilienne (1964-1984) a été la première à être instaurée en Amérique du Sud et que 1984 a été, d’une certaine manière, l’institutionnalisation de la dictature, ce qui a permis le coup d’État constitutionnel de 2016 et la victoire de Bolsonaro en 2018 conduisant le pays dans un processus de fascisation. Les différent-e-s intervenant-e-s se sont accordé sur la nécessité d’avoir un projet et de travailler sur une théorie de transition au niveau du réseau de l’économie des travailleur-se-s.

Après ces constats et ces analyses posées sur l’évolution du capitalisme et du modèle de domination hégémonique et impérialiste, les débats se sont poursuivis sur les « perspectives sur l’autogestion », sur les rapports « genre et autogestion », sur « l’économie populaire et solidaire et réseaux de commercialisation populaire », sur les « organisations syndicales et les entreprises récupérées » et enfin les « politiques publiques et l’éducation dans l’économie des travailleur-se-s ». La délégation française est intervenue sur les deux derniers axes de débat.

Pour les différents thèmes, les échanges sur des expériences distinctes ont montré une complémentarité dans l’optique d’une économie des travailleur-se-s. Pour sa part, Claudio Nascimento a rappelé que dans des sociétés autogestionnaires, « l’autogestion ne se limite pas à la production ». L’organisation est différente entre les 1 500 espaces de production du MST au Brésil et les coopératives de paysan-ne-s en construction pour réintégrer les ancien-ne-s combattant-e-s des FARC en Colombie mais les finalités sont les mêmes. De la même manière, les travailleur-se-s vénézuéliens de l’Entreprise de production sociale (EPS) Alfareros del Gres se confrontent à des difficultés analogues de leurs homologues brésilien-ne-s de Flaskô et du Mouvement des fabriques occupées (MFO). Quant aux jeunes chilien-ne-s, issu-e-s du mouvement étudiant-e-s de 2011, ils/elles se refusent à intégrer le cadre ultralibéral de l’économie de marché et, depuis quatre ans, ils/elles construisent une alternative avec la création et le développement de la Fédération des coopératives de travail (TRASOL), qui défend une conception de l’autogestion recouvrant les différents secteurs de la vie et entendue comme un projet politique.

Dans la table ronde : « Genre et autogestion », les camarades du Kurdistan ont rappelé le rôle des femmes dans les différentes luttes et leur place dans le combat mais également dans la construction d’une économie alternative. D’une manière générale, et y compris dans les entreprises récupérées par les travailleur-se-s (ERT) ou les coopératives, les modes de production autogestionnaire n’annihilent pas totalement les modèles de domination et les travailleuses doivent lutter pour s’affirmer, pour occuper des fonctions similaires à leurs homologues masculins. Encore une fois, les intervenantes chiliennes ont montré qu’il est possible d’instaurer d’autres rapports sociaux et d’innover dans les pratiques sociales.

Concernant l’ « économie populaire et les réseaux de commercialisation », les représentant-e-s argentin-e-s de la Confédération de travailleur-se-s de l’économie populaire (véritable organisation de masse) et du Front populaire Dario Santillán (issu du mouvement piquetero) ont expliqué comment leurs organisations s’inscrivent dans l’économie populaire en regroupant territorialement les travailleur-se-s exclu-e-s du marché et comment elles développent des réseaux de distribution alternatifs en lien avec les consommateur-trice-s. Dans une logique comparable, nos ami-e-s italien-ne-s ont présenté le réseau de production et de distribution Fuorimercato, ainsi que les orientations du Manifeste du mutualisme et de l’autogestion. Pour Jésus de l’université autonomique de Mexico – Xochimilco (UAM-X), la construction d’une autre économie implique de créer d’autres rapports sociaux, de revenir sur la question de la propriété et de repenser le travail. Il faut revoir les rapports avec le pouvoir institutionnel et construire un objectif culturel et d’éducation dans le but de définir un projet du bien-être.

Enfin, l’axe sur les « politiques publiques et l’éducation dans l’économie des travailleur-se-s » a clôturé les table-rondes. Notre délégation a présenté l’analyse du système éducatif français de Sud Éducation, en développant notamment les caractères de reproduction sociale et d’adaptation au marché du travail. Les chilien-ne-s ont présenté la contre-réforme du gouvernement de Piñera sur le « coopérativisme moderne » composé de coopératives entrepreneuriales et censée favoriser leur insertion sur le marché. Or, 60% des coopératives ont disparu. TRASOL s’évertue à construire un autre modèle alternatif. David Barkin, professeur à l’université de Mexico (UAM-X), a insisté pour dire que « ce ne sont pas les états qui permettront de créer les conditions pour développer l’économie des travailleur-se-s ». Bien sûr, « ici ou là il peut y avoir de bonnes politiques publiques mais il ne faut pas compter sur celles-ci ». Il a illustré son propos avec l’exemple que nous avions sous les yeux avec la formation de cadres de la Via campesina au sein de l’école du MST. Aujourd’hui, ce qui est important, c’est de « construire l’état social post-capitaliste en développant l’autonomie ». Pour Derrick Naidoo d’Afrique du Sud, il « faut éviter de créer des monstres mais il faut surtout penser que l’on peut les détruire »…

Pour ce qui est des « organisations syndicales et entreprises récupérées », le panel était moins représentatif du milieu syndical que lors de la précédente rencontre à Pigüé, ce qui interroge sur l’articulation du réseau avec le mouvement syndical. Pour notre part, au nom de l’Union syndicale Solidaires et de l’Association pour l’autogestion, nous avons dressé un bilan du processus de récupération d’entreprises en France qui s’est interrompu en 2015. Les camarades du Syndicat mexicain des électriciens (SME), qui représentaient également la Nouvelle centrale des travailleur-euse-s (NCE) – qui a la particularité de regrouper des syndicats de branche mais aussi des coopératives issues de récupération – ont dressé un bilan de l’autogestion des unités de production d’électricité au sein de la coopérative Luz y Fuerza del Centro et de la poursuite de leur lutte. Les camarades argentin-e-s ont évoqué les difficultés auxquelles doivent faire face les ERT depuis l’élection de Mauricio Macri et ô combien elles ont pu résister en attendant une situation plus favorable politiquement.

En complément des table-rondes, des ateliers se sont tenus sur les différents axes de débat, au cours desquels des étudiant-e-s ont présenté leurs travaux de recherche. Une assemblée de femmes s’est tenue, elle a montré la vitalité des luttes féministes actuelles et a présenté des propositions au cours de la séance de clôture. La rencontre a également été ponctuée d’activités culturelles avec une présentation de capoeira (art martial afro-brésilien) et une soirée musicale et de danse animée par une banda de forró (Musique et danse traditionnelles du Sertão dans le Nordeste, aujourd’hui en vogue dans tout le pays). Brésil oblige et en mémoire à Sócrates, père de la « démocratie corinthiane » (expérience unique d’autogestion appliquée au football) à São Paulo, une partie de « football mixte d’intégration des peuples » a également été organisée.

En conclusion, le réseau de l’économie des travailleur-se-s évolue, il s’est élargi à d’autres modes de production autogérés (économie populaire), à d’autres secteurs d’activité (travailleur-se-s ruraux-rurales). La parité entre les femmes et les hommes et le rajeunissement des participant-e-s étaient notables. Après une progression en 2017, le nombre d’organisations syndicales a été en recul. Parmi les thématiques, l’absence de la question climatique et le manque de contenus écologistes ont été remarqués.
Le bilan a remis en évidence la difficulté de faire fonctionner le réseau entre les rencontres régionales et internationales. Il est envisagé d’organiser des sessions de formation sur une semaine. L’équilibre entre les thèmes sera revu. L’assemblée des femmes ne se tiendra plus en parallèle d’une table-ronde mais sera intégrée au programme. La question des actes écrits est pointée afin de permettre une mutualisation des interventions. Quatre commissions ont été créées : communication, programme, finances et formation. Enfin, l’objectif est de mieux structurer les réseaux régionaux. La prochaine rencontre internationale se tiendra en juin 2021 à Mexico, dans les locaux du Syndicat des électriciens (SME), en partenariat avec l’UAM-X. Entre-deux, les rencontres régionales se dérouleront à Cordoba (Argentine), à Toronto (Canada) et normalement en Andalousie (pour l’Euro méditerranée) en 2020.