Dimanche 26 septembre à Berlin, capitale allemande, une large majorité (56%) a voté, lors d’un référendum d’initiative populaire, en faveur de la socialisation des grands groupes immobiliers.
Ce référendum faisait suite à une campagne démocratique et auto-organisée qui dure déjà depuis plusieurs années (« Deutsche Wohnen und Co enteignen »). Il concerne les groupes immobiliers propriétaires de plus de 3000 logements chacun, c’est-à-dire un total estimé à environ 240 000 logements. Les grands médias français et étrangers ont beau ne pas faire leur « une » sur cet événement (contrairement aux résultats des élections législatives qui avaient lieu le même jour) : il revêt à nos yeux une signification fondamentale car il montre que des idées et revendications qui sont au cœur du programme historique du communisme, comme l’expropriation des grands groupes capitalistes et leur gestion par les travailleur·euses et les classes populaires, peuvent devenir majoritaires dans le monde d’aujourd’hui, y compris dans des pays qui sont des piliers de l’ordre impérialiste mondial.
Un contexte objectivement favorable à cette revendication
Cet événement majeur avait lieu dans un contexte de hausses vertigineuses des loyers et de multiplication des expulsions de locataires. En effet, la législation locale permet aux propriétaires non seulement d’augmenter les loyers au motif de « rénovations » souvent superficielles, mais d’expulser les locataires qui seraient dans l’impossibilité de supporter ces augmentations. Berlin était pourtant gouverné ces dernières années par une coalition « rouge-rouge-verte » (SPD, écologistes et Die Linke), mais leurs timides tentatives d’encadrer la spéculation immobilière n’ont pas suffi à enrayer la hausse du coût du logement.
Le référendum berlinois avait également lieu en même temps que des élections législatives qui ont révélé un net affaiblissement du régime en Allemagne. Ces élections ont en effet été marquées par un taux d’abstention record et une grande dispersion des voix. Le futur chancelier allemand, qui sera probablement Olaf Scholze (SPD), devra ainsi gouverner en s’appuyant sur une majorité fragile issue d’une coalition à deux ou trois partis.
L’affaiblissement général du régime, notamment par la crise sanitaire, économique et sociale sans précédent qui continue de frapper durement les classes laborieuses en Allemagne, s’est surimposé à la particularité du marché immobilier berlinois, qui a connu une hausse des prix sans commune mesure depuis la réunification RFA-RDA, sur fond de spéculations immobilières sauvages. La conjonction de ces facteurs a permis qu’une revendication fondamentalement communiste comme celle de la socialisation des grands groupes capitalistes, encore très minoritaire il y a quelques années, devienne largement majoritaire parce qu’elle répond aux besoins immédiats des classes laborieuses berlinoises.
Une revendication qu’il faudra imposer par la force
Toutefois, le référendum berlinois prend la forme d’une simple invitation, adressée au Sénat berlinois (l’équivalent du conseil municipal), à légiférer dans le sens du référendum. Autrement dit, le Sénat berlinois n’est pas légalement obligé de suivre l’avis de la majorité des votant·es ! Lors d’un récent référendum (septembre 2017), une majorité avait voté pour le maintien de l’aéroport de Berlin-Tegel, mais la majorité « rouge-rouge-verte » du Sénat avait ignoré le résultat du vote, faisant le bonheur des grands groupes immobiliers, du bâtiment et de l’aviation qui avaient des projets très profitables pour reconvertir l’ancien aéroport en un quartier résidentiel de luxe, et construire un nouvel aéroport gigantesque en dehors de la ville.
Il est donc évident que la victoire du référendum berlinois ne constitue qu’une victoire d’étape. Il faudra dans tous les cas une mobilisation intense pour contraindre la majorité sénatoriale à effectivement exproprier les grands groupes immobiliers. Ces grands groupes ne se laisseront d’ailleurs pas faire, comme ils l’ont déjà montré en orchestrant une campagne de presse calomnieuse dans les grands médias allemands. De la part de ces capitalistes qui n’hésitent pas à expulser leurs locataires pour maximiser leurs profits, on peut anticiper des mesures de plus en plus violentes à mesure que la perspective d’une expropriation se concrétisera. Il faudra donc le cas échéant que le mouvement s’organise de manière à résister aux tentatives d’intimidation et de répression, et qu’il puisse compter pour cela sur la solidarité internationale.
Socialisation oui, mais sans contrepartie !
L’enjeu de la lutte ne sera pas seulement de forcer le Sénat à respecter la décision majoritaire des Berlinois·es, mais de décider deux points que la formulation du référendum a laissés ouverts. Premièrement, le référendum prévoit, en contrepartie de l’expropriation, un « dédommagement nettement en dessous de la valeur marchande ». Mais les prix du marché sont exorbitants, c’est même la raison d’être du référendum ! Même un dédommagement « nettement en dessous » des prix du marché pourrait ruiner la municipalité. Il est clair que le Sénat devrait alors imposer de lourds sacrifices aux habitant·es, en faisant des économies draconiennes sur les services publics, et peut-être aussi faire peser des impôts locaux exorbitants sur les locataires et les petits propriétaires.
Il est donc dans l’intérêt des classes laborieuses de Berlin d’imposer une expropriation sans contrepartie des grands groupes capitalistes. Cette idée d’une expropriation sans contrepartie ne plaira certainement pas à la majorité sénatoriale, et encore moins aux riches spéculateurs immobiliers… mais chaque euro de « dédommagement » qui serait versé aux requins de l’immobilier devrait être payé comptant par le reste de la population.
Deuxièmement, une fois ces logements socialisés, la question cruciale sera de savoir comment ils sont gérés, et donc par qui. On connaît bien en France l’opacité des « Offices publics de l’Habitat », administrés essentiellement par des élus locaux et des représentants de l’État, dont les intérêts et les préoccupations sont le souvent éloignées de celles de la population, voire diamétralement opposées. Le référendum prévoit une gestion « avec la participation démocratique et majoritaire du personnel, des locataires et de la “communauté urbaine” (Stadtgemeinschaft). » Que les salariéEs s’occupant des logements sociaux « participent », que les locataires « participent », c’est bien la moindre des choses ! Mais la « participation démocratique » est une notion bien floue, qui ne garantit pas par qui les décisions seront effectivement prises. Et personne ne sait au juste ce qu’est la « communauté urbaine » – si ce n’est une petite porte par laquelle réintroduire les élus locaux.
Cette question est importante, parce que la gestion des logements socialisés comprend les décisions sur le prix des loyers, sur l’attribution des logements et sur leur rénovation. Il est donc juste que leur gestion revienne aux personnes qui ont un besoin vital de pouvoir se loger dignement à des prix abordables, c’est-à-dire aux habitant·zs. Concrètement, la gestion pourrait par exemple être attribuée à un conseil d’administration des logements socialisés (et du parc actuel de logements publics), élu par tou·tes les habitant·es de la ville qui ne dépassent pas un certain niveau de revenu et de patrimoine. Ce serait le plus juste, mais on se doute bien que ce serait impossible à accepter par les institutions en place, que ce soit au niveau municipal ou au niveau fédéral.
La perspective du pouvoir pour les classes laborieuses
En imposant au Sénat berlinois de légiférer, en excluant toute contrepartie pour les expropriations et en proposant la gestion par les classes laborieuses, le mouvement pour la socialisation des grands groupes immobiliers dépasserait la seule question du logement, car il contesterait frontalement la légitimité des institutions municipales et fédérales. Il constituerait ainsi un pouvoir opposé à celui des riches, qui pourrait se donner pour programme de satisfaire les besoins et de réaliser les aspirations des classes laborieuses dans la capitale allemande. Ce faisant, il constituerait un embryon de gouvernement par les classes laborieuses.
La lutte des Berlinois·es pour la socialisation des grands groupes immobiliers ne fait que commencer, mais elle est déjà riche en enseignements pour nous. Non seulement elle peut donner de bonnes idées aux habitant·es des villes françaises où la vie est trop chère, mais surtout, elle mérite d’être mieux connue pour la question fondamentale qu’elle pose : quelle classe sociale est la plus capable d’exercer le pouvoir de manière à satisfaire les besoins de la population ? Manifestement, ce n’est pas celle à laquelle appartiennent les grands groupes immobiliers…
Source : L’Anticapitaliste, octobre 2021