Quatre décennies se sont écoulées depuis les expériences autogestionnaires en Tchécoslovaquie, trente ans depuis le programme de Solidarnosc en Pologne

Le contexte tchèque
À Prague, après vingt ans d’un système politique bloqué par une cohabitation entre une vraie droite ultralibérale et une fausse «gauche» sociale-démocrate, toutes deux issues du même moule de la jeune génération de permanents communistes de l’avant-1990, une nouvelle vague d’opposition radicale se lève avec les indignées. Les uns rejettent en bloc le système actuel, les autres se polarisent sur la dénonciation de la corruption massive qui se chiffre en milliards et qui reste impunie, malgré les dénonciations dans les médias, notamment l’hebdomadaire Respekt et, à un moindre titre, le quotidien Lidové Noviny, tous deux issus de la dissidence de l’avant 1989.
La tendance la plus modérée, celle du Manifeste du libéralisme radical (sic) animée par des intellectuels et des artistes, existe depuis un an. Ces derniers temps, elle a pris un tour effectivement plus radical en se transformant en un «mouvement civique» appelé «Opinion publique contre la corruption», intitulé qui évoque le nom du mouvement qui impulsa en Slovaquie la révolte de novembre 1989, «Opinion publique contre la violence» organisation sœur du Forum civique tchèque déclarant «la guerre à la corruption et aux corrupteurs». Ils proposent un programme en 15 points qui évoque celui des indignés de Madrid et des quelques soixante autres villes d’Espagne : par exemple, de nouvelles règles de financement des partis politiques, la protection juridique pour ceux qui dénoncent la corruption (en anglais whistleblowers), la publication préalable des contrats d’État sur internet, des lois instaurant un contrôle citoyen sur la fonction publique de même que l’élection directe des maires et des préfets. Une semaine après son lancement 4500 signataires avaient rejoint cette déclaration.
Plus radical est le mouvement ProAlt – c’est à dire, pour l’alternative – qui vient de se constituer autour du manifeste intitulé «On ne peut pas rayer la société d’un trait de plume».
Ce dernier s’en prend aux coupes budgétaires dans le financement des services publics et autres «réformes» à la Sarkozy imposées par un gouvernement de type Fillon (le premier ministre Necas)-Borloo (les ministres d’État John et Schwartzenberg). D’ailleurs, ces réformes se trouvent rejetées à 70% selon les sondages et ce gouvernement n’a plus que 10% d’opinions favorables. Pour ces indignés tchèques, ces mesures témoignent d’une «irresponsabilité envers la société et la nature».
Ils dénoncent une santé à deux vitesses et «le renforcement de l’influence des entreprises privées sur les universités jusque là indépendantes ainsi que sur les systèmes de retraite» et «les attaques contre les lois écologiques». On se croirait au Portugal, en Irlande, en Grèce ou… en France.
Les premiers visés sont les partis tout neufs (TOP 09 et VV) à la Borloo ou Hulot qui se sont fait élire l’an dernier aux légi-slatives et aux municipales et qui se sont alliés pour gouverner au parti de droite ODS qui venait d’être désavoué par les électeurs, privant ainsi les sociaux-démocrates de leur victoire. Très vite, â la manière des démocrates libéraux britanniques, ils ont sombré dans la corruption (surtout VV). Ces «initiatives» s’appuient sur un phénomène parallèle, le surgissement récent et spectaculaire des mouvements sociaux notamment humanitaires (L’Homme dans le besoin), sorte d’Amnesty International tchèque d’origine plus ancienne mais qui monte en flèche, s’occupant par exemple des réfugiés, des sans-papiers, des Roms, de la Tchétchénie, etc. et écologiques (là aussi le pionnier Duha/Arc en Ciel a fait des émules, notamment dans la lutte actuelle, non-violente mais violemment réprimée par la police spéciale, contre la déforestation spéculative dans la forêt de Bohême). On a même vu récemment se créer une Fondation contre la corruption.
Des campagnes massives de protestation contre les élus se développent par internet. ProAlt se développe plus dans les régions que dans la capitale car ce sont elles qui sont le plus durement touchées par les contre-réformes du gouvernement (désertification etc.). Fin mai, ProAlt s’est joint à la plus grande manifestation en République Tchèque depuis 1990, celle des syndicats, opposés à la casse du service public.
Tereza Stockel son animatrice est une sociologue de 34 ans qui a écrit sa thèse sur les mouvements sociaux en France. Elle a déclaré publiquement qu’il fallait passer à la «désobéissance civile envers le gouvernement». Les méthodes sont nouvelles : happenings à la Greenpeace, concerts de sifflets, «minutes de bruit», chahuts dans la rue au passage des corrompus officiels, popularisation des mouvements étrangers dont la lutte des faucheurs volontaires en France, luttes contre le nucléaire et la guerre en Afghanistan, toutes choses absolument nouvelles et scandaleuses pour la culture politique tchèque traditionnellement «respectueuse».
En tout cas, la rupture d’avec le consensus pro-américain et un système politique sans autre gauche que les dinosaures staliniens du Parti communiste de Bohême-Moravie et des sociaux-libéraux dévalués est entamée. Les liens sont renoués avec les altermondialistes et les nouveaux mouvements sociaux occidentaux et français, comme au temps des campagnes pour le désarmement nucléaire des années 1980 et 1990. À nous de construire ensemble une autre Europe, sans en oublier le centre et l’est.
Le mouvement de protestation massive contre les gouvernants politiques et économiques se développe en Europe Centrale et Orientale à un rythme plus rapide encore qu’au printemps dernier.

Dans l’espace ex-Yougoslave
Dans les pays successeurs de la Yougoslavie les reprises d’usine font florès, comme par exemple en Serbie à Zrenjanin, comme on peut le voir dans les livres Les Sentiers de l’utopie par John Jordan et Isabelle Frémeaux (Zones/La Découverte, 2011, 256 pages + DVD). À Sarajevo (Bosnie) comme à Zagreb (Croatie), Belgrade (Serbie) et Skopje (Macédoine) les jeunes occupent la rue, les centres culturels et les théâtres (Skopje) ou encore les universités (Zagreb et Belgrade). Alors que le pouvoir serbe soutient les milices factieuses serbes du nord du Kosovo (à Mitrovica) qui font la chasse aux Albanais, il emploie la manière forte contre les étudiants de Belgrade, solidaires des ouvriers de Zrenjanin. Ils protestent en outre contre l’augmentation astronomique des frais d’inscription et le chômage des diplômés, à l’instar de leurs camarades croates. À Belgrade le mouvement est tout aussi spontané et anti-leaders qu’à New York. Les seuls militants organisés sont ceux de L’Initiative Marx 21, et de l’Initiative anarcho-syndicaliste (1) . Ils réclament aussi la gratuité des études sur critères universitaires et la démocratie directe. Ils fonctionnent par coordinations issues d’assemblées générales quasi quotidiennes, et se consultent par internet. Leurs coordinations sont reconnues et parfois même jouissent d’une aide financière et logistique des syndicats ouvriers. À l’entrée de l’université de Belgrade s’étalent en lettres énormes les mots «BLOCAGE» et «LA CONNAISSANCE N’EST PAS UNE MARCHANDISE».

En Russie
Le mouvement s’y est cristallisé dans la lutte de défense de la forêt de Khimki, dans la banlieue de Moscou (2)  animé en particulier par Evguénia Tchirikova qui fut en juillet l’invitée des Alternatifs et du Comité de Notre-Dame -des-Landes sur le site près de Nantes où Vinci veut, comme à Khimki, exproprier et exploiter indûment. Ce mouvement s’est fondu dans la lutte massive contre Poutine et son régime. Samedi 10 décembre, de 50000 à 80000 personnes défilèrent à Moscou sous les slogans «ANNULEZ LES ÉLECTIONS et «ORGANISEZ-VOUS». Evguénia était – avec l’écrivain Boris Akounine, le rapeur Noize MC et l’ancien vice-premier ministre Boris Nemtsov – l’une des principales oratrices. Des milliers de gens, comme l’a noté la correspondante à Moscou de l’Observer, se sont mis à se parler et à débattre entre eux, au lieu de seulement écouter, ce qui ne s’était pas vu depuis 1991 (3).
Leurs slogans et banderoles étaient bariolés et artisanaux. À Moscou comme à Saint-Pétersbourg et dans des dizaines d’autres villes, les manifestants portaient des rubans, brassards et bouquets de fleurs blanches, au couleur de leur révolte. On a même vu, grâce à Evguénia, qui a rapporté de Notre-Dame des Landes le slogan «VINCI, DÉGAGE !», un slogan analogue écrit en français «POUTINE, DÉGAGE !» (4).
La aussi, internet a joué, alors que les autres médias sont le monopole de Poutine : c’est la diffusion sur Youtube d’images de fraudes électorales – au siège du parti au pouvoir ainsi que dans un bureau de vote où dès l’ouverture à 8 heures une urne était déjà un tiers pleine – qui a provoqué ce déferlement. En Russie, Youtube est utilisé pour diffuser les programmes de la chaîne de télévision indépendante sur internet. Notons que les Russes passent en moyenne deux fois plus de temps que les Occidentaux sur les blogs et réseaux «sociaux». Même si internet n’influence qu’une minorité d’électeurs, les enquêtes d’opinion montrent qu’il joue un rôle surtout auprès des jeunes générations (5). Le 17, les manifestations ont repris. On en attend de nouvelles le 24, puis, après la pause des fêtes, dès la mi-janvier.

République Tchèque
À Prague aussi, l’Initiative Pro Alt a réuni deux mille personnes le 17 novembre jour anniversaire de la «Révolution de velours» et cela en plein centre de Prague. La jeunesse radicalisée et les travailleurs syndicalistes ont manifesté ensemble, réclamant comme ailleurs la démission des gouvernants, le contrôle sur les banques et la finance. Le philosophe slovène Slavoj Žižek, dont les œuvres sont traduites dans bien des langues, était sur place, revenant du camp des indignés de New York. Il a déclaré à la foule place Venceslas : «Il y a des utopistes qui pensent qu’on peut changer les choses par de modestes réformes», et, faisant allusion au Printemps de Prague de 1968, «Le capitalisme mondialisé à visage humain ne fonctionnera pas davantage» (6) . Il a été ovationné, alors que quelques centaines de mètres plus loin, les leaders sociaux-démocrates Dienstbier et Kavan étaient sifflés par la foule. Un représentant des mineurs a été lui aussi acclamé quand il s’en est pris au nouveau parti de Centre Gauche (Věci Veřejné/ La Chose publique) qui a été élu pour lutter contre la corruption, et qui aujourd’hui a rejoint les corrompus au pouvoir. Une banderole résumait bien les mouvements actuels :»Politiciens vous voulez faire des économies, arrêtez de voler et il y en aura assez pour tout le monde».

Vladimir Claude Fišera, 23 décembre 2011.

1.Voir V. Fišera, « Mouvements pour l’autogestion en Europe du Centre et de l’Est », dans coll. Autogestion, hier aujourd’hui, demain, Paris, Syllepse 2010, 700 pages, p. 456-469.
2. Claude Vancour, Rouge et Vert, n°331, 28 septembre 2011.
3. The Observer, 11 décembre 2011.
4. Voir Politis, 15 décembre 2011.
5. Voir Hospodarské Noviny/ Quotidien économique 5 décembre 2011 ; Respekt, 7 décembre 2011 et DNES, 8 décembre 2011.
6. Respekt, 21-27 novembre 2011.