Ce qui suit est issu d’une allocution prononcée le le 7 octobre 2020 lors de la 4e conférence annuelle Co-op Impact de la National Cooperative Business Association (NCBA), initialement intitulée «Le défi de l’équité raciale dans les coopératives».
Je veux commencer par rendre hommage aux premiers occupants de la terre et à mes ancêtres – ceux qui ont été réduits en esclavage, ceux qui peinent sans juste compensation, ceux qui sont tués par la brutalité policière et d’autres formes d’assaut contre la noirceur. Et je me tiens aux côtés de ceux qui utilisent l’économie coopérative solidaire pour la libération.
Commençons par faire exploser un mythe: les coopératives ne peuvent pas être racistes, non vraiment ?
Notre premier principe concerne l’engagement. Nous croyons à la démocratie et la pratiquons. Mais les coopératives existent dans une société raciste, surtout ici aux États-Unis. C’est l’un des pays qui a construit et perpétué les notions d’infériorité raciale de certains groupes et de supériorité raciale des personnes d’héritage européen afin de justifier et de renforcer notre système économique hiérarchique. Nous sommes le pays qui a maintenu l’esclavage de biens mobiliers basé sur l’ascendance africaine plus longtemps que tout autre pays, puis qui a codifié le racisme anti-Noir dans notre système politique et économique de manière subtile et ouverte pendant des siècles. Le racisme structurel et institutionnel a des effets cumulatifs et imprègne le tissu de notre société. Il se manifeste dans nos préférences, nos attitudes, notre psychisme et nos relations économiques, ainsi que nos relations sociales et politiques. Il est insidieux.
Ainsi, les coopératives ne peuvent pas être automatiquement antiracistes. Nous devons délibérément promouvoir et pratiquer l’équité raciale – et désapprendre délibérément les attitudes et les stéréotypes racistes.
Il n’est pas non plus suffisant d’être diversifié. Il n’est même pas suffisant d’être inclusif. Diversifié signifie beaucoup de représentation d’une variété de personnes avec une variété de statuts. Mais ce n’est pas suffisant si toutes ces personnes n’ont pas la même voix, ou ne se sentent pas à l’aise en essayant de se faire entendre, ou ne sont pas également respectées. Certaines personnes parlent de la diversité comme du fait de s’assurer que tout le monde est invité (par exemple, à une danse) et de l’inclusion, lorsque tout le monde est également invité à participer (tout le monde étant invité à danser réellement) et inclus dans les activités. Mais même cela ne suffit pas si les activités ne sont pas représentatives de la culture et des intérêts de chacun, si les activités et les attentes de réussite sont encore eurocentriques, si les gens ne sont inclus que s’ils s’assimilent. Ou si les gens sont interrogés sur leur opinion mais ensuite ignorés ou rabaissés – ou n’ont aucun rôle de leadership significatif ou aucune influence réelle sur la prise de décision. Donc, l’inclusion ne suffit pas.
Mais que signifie réellement l’équité ? Je ne parle pas de l’équité dans une entreprise ou de l’équité financière. Je parle d’équité sociale dans un sens philosophique et de justice sociale.
Vous avez peut-être vu ce dessin de trois enfants essayant de regarder un match de baseball par-dessus une clôture. La clôture est trop haute et même l’enfant de grande taille ne peut pas vraiment voir par-dessus. Ainsi, «l’égalité» consiste à donner à chaque enfant une caisse ou un tabouret sur lequel se tenir debout. Mais si chaque caisse est de la même hauteur, seul le plus grand et peut-être le deuxième moins grand peut maintenant voir par-dessus la clôture ; le plus petit enfant pouvait ne rien voir. Donc, ce qui est plus «équitable» est de leur donner des caisses de tailles différentes. Le plus petit enfant peut avoir besoin d’une caisse haute (et peut même avoir besoin de plus d’aide pour monter dessus ou rester dessus, selon sa hauteur). Il existe une autre version qui représente l’un des enfants privilégiés et debout sur un tas de caisses (quelle que soit leur taille) et le plus petit enfant étant en outre accablé par le fait de se tenir plus bas. Donc, l’égalité essaie simplement de les réhausser. Essayer d’atteindre l’équité exige plus. [..]
Sommes-nous prêts à faire tout ce travail ? Êtes-vous prêt ?
Comment reconnaissons-nous la manière dont nos coopératives perpétuent le racisme institutionnel et se livrent à des microagressions racistes et à l’exclusion ? Comment nous le vérifions-nous en tant qu’individus et organisations ? Sommes-nous prêts à faire tout le travail ? Nous ne pouvons pas simplement dire que nous ne sommes pas racistes et que, bien sûr, nous ne faisons pas de discrimination. Nous devons vraiment examiner nos propres hypothèses et pratiques – et examiner comment nos coopératives fonctionnent réellement, ainsi que les conséquences non intentionnelles. Comment vois-je le racisme dans le mouvement coopératif américain ? Il y a six façons dont je veux discuter ici.
1. Absence de préoccupation
Lorsque j’ai commencé à assister à des conférences sur les coopératives au milieu des années 1990, il n’y avait pas de participant·es ou de présentateur·trices noir·es, à moins que nous ne nous rencontrions dans le Sud, ou il pouvait y avoir un ou deux présentateu·trices noir·s de la Federation of Southern Cooperatives/Land Assistance Fund (FSC) 1.
Et où étaient les Noir·es ? Certaines conférences et formations étaient trop chères, mais la communauté coopérative ne se préoccupait surtout pas d’attirer des Noir·es ou leur accueil. Elles ne refusaient personne, mais elles n’organisaient pas en fait d’espace les accueillant et elles n’ont pas fait de travail de sensibilisation auprès des coopératives noires ou des Noir·es. Et, même après avoir commencé à poser la question, la plupart des gens mentionnaient quelqu’un qu’ils connaissaient ou quelqu’un du FSC, et que j’étais là, et que c’était bien assez. Mais j’ai continué à soulever la question.
Mais même lorsque j’ai commencé à inviter les Noir·es, en particulier les jeunes Noir·es, dans les espaces coopératifs traditionnels, le mouvement coopératif n’était pas prêt pour eux et elles : les Noir·es m’ont dit que les coûts étaient trop élevés pour participer, ou que les questions discutées n’étaient pas pertinentes. Ils et elles se sentaient aliéné·es et beaucoup ne sont pas revenu·es – probablement à cause du privilège invisible des blancs que cultivent de nombreux membres de coopératives et du manque de représentation des Noir·es dans les documents, les études de cas ou les préoccupations du mouvement coopératif.
Mais encore une chose: le mouvement coopératif des années 1990 et du début des années 2000 a à peine abordé la question des problèmes urbains et les coopératives, et a pratiquement ignoré les coopératives de travail. Les jeunes Noir·es, même les Noir·es d’âge moyen, souhaitent revitaliser les zones urbaines. Nous avons dû tenir des comités et des réunions séparés sur ces questions. Il a donc fallu des décennies pour que les coopératives se concentrent davantage sur le développement urbain. Maintenant, le mouvement des coopératives de travail a amené les coopératives dans les villes, et par-delà des coopératives de crédit et des coopératives d’habitation.
2. Le privilège blanc
La deuxième façon dont je vois le racisme dans le mouvement coopératif est ce sentiment et cette notion que les coopératives ne peuvent pas être racistes. Je connaissais une étudiante diplômée d’une importante université qui voulait faire sa thèse sur le racisme dans les coopératives, mais aucun de ses professeurs ne pensait que c’était un problème ou un sujet d’étude approprié. Les coopératives pensaient qu’il suffisait d’être simplement ouvertes, d’avoir une représentation du FSC. Beaucoup n’ont perçu le besoin d’être proactif que récemment.
Mais le mouvement coopératif américain entretient le privilège des Blancs. Peggy McIntosh en 1989, alors qu’elle était directrice associée du Wellesley College Center for Research on Women, a écrit sur le privilège des Blancs en tant que sac à dos invisible d’actifs non acquis. Les Blancs apprennent soigneusement à ne pas reconnaître le privilège des Blancs, comme les hommes apprennent à ne pas reconnaître le privilège masculin. Les coopératives ne reconnaissent pas leur privilège blanc, bien que je pense et j’espère que cela changera peu à peu.
McIntosh note que les Blancs apprennent à penser à leur vie comme moralement neutre, normative et moyenne, et aussi comme un idéal – de sorte que, comme elle le dit, lorsque «nous travaillons au bénéfice des autres, et cela est considéré comme un travail qui permettra à “eux” d’être comme “nous”. »
Je vois une grande partie de ce genre de privilège blanc dans le mouvement coopératif. Nous devons être beaucoup plus conscients de ces attitudes et de ce privilège. Son caractère invisible et sa normalité sont toxiques et difficiles à traiter.
Imaginez comment les privilèges masculins, les privilèges hétérosexuels et la discrimination fondée sur la capacité physique se croisent avec le racisme anti-noir Nous devons réfléchir. Faire une chose, être sensible et compatissant, ne suffit pas. Être diversifié ne suffit pas, surtout si nous ne sommes pas aussi véritablement inclusifs et abordons clairement la question de la noirceur et des autres oppressions.
L’individualisme, le « tokenism » et l’invisibilité perpétuent également le racisme institutionnel – les BIPOC [Noir·es, autochtones et personnes de couleur] peuvent être présents mais ne disposent pas de voix au chapitre et de leadership. Nous devons être proactifs et agir pour corriger et transformer ces injustices dans les sphères que nous contrôlons.
3. Effacement de l’historique
Quand je lis des écrits sur le développement coopératif, je ne vois souvent aucune coopérative noire mentionnée, aucun dirigeant noir discuté, aucune histoire de coopérative noire présente. Aucune personne latino ou coopérative latino n’est mentionné non plus. Pas d’Amérindiens. Pas d’Asiatiques.
On nous dit que les coopératives ont commencé avec les pionniers de Rochdale en 1844, sans aucune mention de la longue histoire de coopération économique entre tous les peuples, en particulier les premières sociétés africaines et les Premières Nations. Il n’est même pas fait mention des premières sociétés d’entraide et de coopératives écossaises et américaines. Et certainement aucune mention des associations d’épargne et de crédit, alors que presque toutes les personnes d’ascendance africaine en ont fait usage et sont les précurseurs des bourses de crédit et des coopératives de crédit.
Nous devons reconnaître l’universalisme de la coopération économique, de la communauté et du coopérativisme des premières civilisations africaines aux Premières Nations et de chaque population à travers l’histoire du monde.
Mais le BIPOC et les non-Européens restent en grande partie exclus de l’histoire des coopératives et des informations que nous partageons sur les coopératives. Pas étonnant que les Noir·es américain·es me répètent sans cesse que les Noir·es n’ont pas de coopératives. J’ai donc écrit un livre sur l’histoire des coopératives afro-américaines ! Et cette année, Esther West a mené une étude sur les coopératives latinos. Mais nous manquons toujours de bons matériaux et de vidéos pour attirer les BIPOC vers les coopératives.
4. Classe et gentrification
Ensuite, il y a quelques problèmes plus subtils de racisme dans les coopératives. J’ai mentionné que de nombreuses personnes noires n’avaient pas les moyens de payer les frais de formation et de participation à des conférences. Cela soulève également le problème du revenu et de la richesse.
Le modèle coopératif lui-même porte des régles sur les contribution à leur constitution. Le regretté Ralph Paige du FSC et moi avions l’habitude de discuter de cela il y a des années. Les coopérateurs sont censés avoir des actifs avec lesquels ils contribuent à la coopérative, mais qu’en est-il des personnes ayant des actifs limités ou inexistants – ils ne peuvent pas coopérer ou ne peuvent pas coopérer de manière significative ? Pourtant ils l’ont fait tout au long de l’histoire.
De nombreux Noir·es qui ont créé des coopératives les ont créée parce qu’ils n’avaient que des idées, de l’énergie et une volonté d’équité. De nombreuses coopératives noires permettent aux gens d’acheter leurs actions en plusieurs versements pour cette raison. Même les pionniers de Rochdale ont acheté leurs actions en plusieurs versements, mais le mouvement coopératif traditionnel des 20e et 21e siècles est organisé avec des membres contribuant de façon égale. Cela laisse souvent de côté les personnes à faible revenu.
Le modèle de coopératives d’épicerie pendant de nombreuses années reposait sur la nécessité pour la classe moyenne blanche de fréquenter la coopérative. L’hypothèse était que seuls les Blancs paieraient pour les produits frais et les aliments biologiques – et seuls les Blancs savaient comment les préparer ! C’est dit dans certains manuels. Alors, cela signifie-t-il que les communautés noires ne peuvent pas ou ne devraient pas avoir de coopératives alimentaires ? Ou seulement si elles peuvent attirer les clients blancs ? Mais historiquement, les coopératives alimentaires noires étaient l’un des trois types de coopératives les plus populaires parmi les Afro-Américains que mes recherches ont montré. (Les coopératives de crédit et les coopératives agricoles étaient les deux autres.) [..]
5. Les coopératives comme agents colonisateurs
Le mouvement coopératif américain ne reconnaît pas le rôle de colonisation que les coopératives ont joué en Amérique du Nord (et que je soupçonne dans certains endroits en Afrique, dans les Caraïbes et en Amérique centrale), permettant aux colons blancs de s’emparer des terres autochtones – une forme précoce de gentrification – pour exclure les personnes de couleur et consolider certains types d’entreprises à l’aide de coopératives.
Historiquement, certaines coopératives noires qui n’étaient pas à l’aise pour rejoindre la NCBA ou assister à des conférences coopératives, ont tenu leurs propres conférences. Certains dirigeant·es de coopératives noir·es proéminent·es ont été utilisé·es comme symbole mais n’ont pas été soutenu·es. De nombreuses coopératives noires ont été ciblées par des terroristes suprémacistes blancs. Même aujourd’hui, les lois sur les coopératives excluent toujours. Par exemple, les lois sur les coopératives de certains États n’autorisent pas les personnes incarcérées ou précédemment incarcérées à être membres de coopératives ou membres de conseils d’administration. Nous devons examiner comment certaines lois et exigences sont encore exclusives – il y a des exclusions invisibles.
6. Manque de coopération
On peut s’appeler coopératives, mais le mouvement coopératif reste cloisonné. Souvent, les coopératives de consommateurs et de producteurs ne se soucient pas des travailleur·euses, qui sont souvent des personnes de couleur. C’est un problème énorme et une autre raison pour laquelle les Noir·es ne voient pas les coopératives comme leur étant utiles, parce que les coopératives pour lesquelles ils pourraient travailler ne répondent pas à leurs besoins et pourraient les exploiter comme tout autre employeur.
L’enseignement coopératif est un autre exemple de ce cloisonnement. L’éducation coopérative est trop souvent perçue comme quelque chose qui se passe à l’intérieur d’une coopérative et qui n’est pas lié au développement plus large des coopératives, et non lié à la formation de générations de coopérateurs potentiels afin que nous puissions accroître les connaissances et l’intérêt pour les coopératives et la transformation économique. L’enseignement coopératif fait défaut dans les écoles publiques et les universités. Ainsi, les informations coopératives sont conservées à l’intérieur du mouvement et restent principalement blanches.
J’ai mentionné ce cloisonnement dans mon discours au Co-op Hall of Fame en 2016. Cela fait partie de ce qui nous maintient faible et isolé en tant que mouvement. Nous ne développons pas de chaînes d’approvisionnement coopératives ni de coopératives interdépendantes. Nous n’utilisons pas les ressources d’un secteur coopératif pour soutenir la croissance et la durabilité d’autres secteurs coopératifs.
Le mouvement coopératif a mis du temps à soutenir, et ne le soutient toujours pas, le mouvement américain des coopératives de travail, qui est le plus diversifié et le plus inclusif de tous les secteurs. Nous avons toujours le plus faible pourcentage de coopératives de travail de tous les pays du Nord, et nous n’avons pas de soutien solide pour nos coopératives de travail par le reste du mouvement coopératif. Mais les coopératives de travail américaines sont l’un des secteurs les plus diversifiés et intégrés sur le plan racial, ethnique et sexuel, bien qu’elles n’aient pas encore attiré autant de Noir·es américains. Et le FSC est une force dans le mouvement des coopératives agricoles, mais ce n’est encore qu’une toute petite voix. Donc, ce cloisonnement nous fait tous du mal.
Bâtir un mouvement coopératif plus inclusif – que devons-nous faire ?
Je vais essayer de me concentrer sur les solutions! Nous avons eu une excellente conférence jusqu’à présent. Je n’ai jamais vu autant de présentateur·trices noir·es à une conférence coopérative auparavant, sauf peut-être lors d’une conférence de coopératives de travail. Je suis encouragé par le fait que la Fédération américaine des coopératives de travail pratique autant que possible l’égalité linguistique et qu’elle soit l’une des sections coopératives à la croissance la plus rapide et qu’elle soit très diversifiée à ce stade. […]
Les périodes de l’histoire des États-Unis où il y avait le plus de coopératives noires ont été les périodes où il y avait de fortes organisations noires vouées à la promotion et à l’éducation coopératives. Une seconde est que le soutien de la communauté est essentiel. Les coopératives étaient plus solides et duraient plus longtemps lorsque la communauté environnante connaissait la coopérative, la soutenait et la protégeait. Pour être antiracistes, les coopératives doivent élargir leur notion de communauté.
J’ai récemment affirmé que la justice raciale ne peut être réalisée sans démocratie économique et justice économique. Mais il est également vrai que la démocratie économique et les coopératives ont besoin d’équité raciale.
C’est un cycle. Nous devons promouvoir davantage la démocratie économique et la justice économique. Mais nous ne pouvons pas faire cela avec les coopératives si nous ne nous attaquons pas aux problèmes de justice raciale.
21 octobre 2020
Traduction de Patrick Le Tréhondat
Notes:
- La Fédération est une association coopérative d’agriculteurs noirs, de propriétaires fonciers et de coopératives de tout le Sud des Etats-Unis. Ndt. ↩