MaidanCe qui se passe en Ukraine et particulièrement en Crimée est sans aucun doute un évènement majeur qui bouleverse la donne géo politique. Pour autant c’est une autre question qui nous intéresse ici : que s’est-il passé sur Maïdan ?

Remontons dans l’histoire afin de mieux comprendre. Avant l’an 1000, Kiev dépendait des Khasars de Crimée et au 11e siècle elle se confond avec la Russ (le pays des Ruthènes) qui deviendra la Russie. Mais l’Ukraine se revendique dans toute son l’histoire comme différente avec une langue différente (aussi différente que le français peut l’être vis-à-vis de l’italien) et, pour une bonne partie des Ukrainiens, une religion différente de l’orthodoxie : le catholicisme Uniate.

Du 14e aux 17e siècle, Kiev fait partie de l’Union de Pologne-Lituanie. Après le traité de Brest (1596), Kiev devient l’un des lieux de l’affrontement entre uniates et orthodoxes. À la suite de la révolte des Cosaques de 1648, l’Ukraine devient indépendante. La guerre avec la puissante armée polonaise devenant très difficile en 1667, les Cosaques se tournent vers une « alliance » avec le tsar et l’Ukraine sera incorporée par la suite dans l’Empire russe sous le règne de Catherine II et y restera jusqu’à la révolution d’octobre 1917. L’antisémitisme que le Tsar favorise y est forcené et souvent mené par les cosaques avec des dizaines de milliers de morts.

La guerre de 14-18 est meurtrière. Après le traité de Brest-Litovsk les allemands donnent l’indépendance au pays. Avec la révolution soviétique, les choses changent positivement pendant trois ans, ce qui a permis un développement intellectuel et culturel important. Cependant, l’URSS confisquera cette indépendance. Cette histoire est longue et complexe, en particulier avec le rôle du libertaire Nestor Makno qui a créé des zones autogérées et mériterait une étude plus serrée que le cadre de cet article. Dans les années 1930, la dékoulakisation, la collectivisation forcée et la « terreur stalinienne » se sont soldées par des millions de morts (de six à dix selon les historiens). L’invasion hitlérienne en a rajouté et le bilan est très lourd. Au lendemain de la guerre, Staline fait déporter plus de 400.000 Tatars de Crimée.

L’identité Ukrainienne s’est constituée au travers de ces luttes séculaires

L’identité Ukrainienne s’est constituée au travers de ces luttes séculaires avec ses voisins Polonais, Russe et Allemand. Néanmoins elle existe et s’est exprimée au lendemain de l’implosion de l’URSS. Lors des élections de mars 1990, les partis ukrainiens du bloc démocratique ont alors obtenu environ 25 % des sièges au Parlement. Sous l’influence des députés démocrates, le Parlement adopta, le 16 juillet 1990, la Déclaration sur la souveraineté politique de l’Ukraine. Ce fut le premier pas vers l’indépendance complète de l’Ukraine qui fut confirmée par le référendum organisé le 1er décembre 1991 : 90,5 % des électeurs vota pour l’indépendance, chiffre qui va bien au-delà des ukrainophones.

Ce détour trop succinct par l’histoire explique une bonne part des luttes de Maïdan depuis novembre 2013. La défiance vis à vis de la Russie est patente et les pratiques politiques à base de corruption forcenée et de clientélisme sont rejetées (le mot est faible). Pour la quasi-totalité des ukrainiens, Ianoukovitch est perçu comme un véritable mafieux ce qu’il est de fait.

Fin 2013, alors qu’un accord d’association doit être signé entre l’UE et l’Ukraine, la Russie fait pression sur Kiev pour la faire changer d’avis, notamment en restreignant certains produits, en revoyant les prix du gaz et en envisageant d’imposer aux citoyens ukrainiens un passeport étranger.

En novembre 2013, Ianoukovytch décide finalement, sous la pression des russes, de refuser l’accord avec l’Union européenne et « relance un dialogue actif avec Moscou ». Ce revirement entraine d’importantes manifestations pro-européennes à Kiev rassemblant au moins 100 000 personnes, l’occupation de la place Maïdan et de la mairie, avec comme mot d’ordre la démission du président Ianoukovytch.

De novembre à mars, Maïdan est occupée et une vie s’organise.

Dans une Interview réalisée le 6 mars 2014 par Nicola Bullard et Christophe Aguiton pour le site d’Ensemble, Vasyl Cherepanin qui dirige le centre de recherche “Culture Visuelle” de Kiev et édite la version ukrainienne du magazine « Krytika politiczna » (Critiques Politiques) donne des informations qui éclairent sur la réalité de Maïdan durant cette période. Ces analyses de la société de Maïdan sont corroborées par d’autres points de vue. En particulier par celui de « Chair of Ukrainian Studies, U of Ottawa www.ukrainianstudies.uottawa.ca ».

Vasyl Cherepanin: « Culture Visuelle » a participé à Maïdan depuis décembre 2013. Nous avons aidé à organiser un programme d’éducation dans le cadre de l’université ouverte de Maïdan pour ceux qui étaient sur la place appelé «Global Protests» qui a cherché à situer l’insurrection ukrainienne dans un contexte plus large, celui des insurrections du printemps arabe, des mouvements Occupy et Indignados et des différents mouvements sociaux que le monde a connu en 2013.

Nous avons participé également au réseau de protection des militants blessés qui étaient dans les hôpitaux et qui risquaient d’être enlevés par la police. Les groupes de gauche et les activistes ont été impliqués dans beaucoup d’activités, en particulier « SOS Maïdan », une sorte de média alternatif et d’aide juridique pour le mouvement Maïdan.

Qu’en est-il des fascistes et des néonazis Maïden et dans l’insurrection ?

VC : C’est de l’aveuglement sur ce qu’est la réalité du mouvement en Ukraine. Bien sûr, l’extrême droite était dans la mobilisation, mais c’était une vraie révolution et, dans une vraie révolution toutes les forces d’opposition sont présentes. Tout le monde était là, sauf bien sur les oligarques et la petite élite des super riches.

Il faut rappeler la séquence des évènements. « Euromaïdan » a commencé le 24 novembre 2013. Le prétexte à la mobilisation a été le refus du président de la république de signer l’accord commercial avec l’Union européenne et dans les premiers jours le mouvement était formé de journalistes et d’étudiants, ainsi que l’extrême droite qui les a rejoints dans un esprit de parasitisme.

Le parti néonazi Svoboda a été le premier parti parlementaire à rejoindre le mouvement, ce qui leur a donné une certaine visibilité. Puis, le 29 novembre, il y eu l’intervention des forces de l’ordre sur la place. Cela a élargi le mouvement et à partir de là tous les secteurs sociaux et toutes les forces politiques d’opposition ont été là. L’Euromaidan est devenu Maïdan et plus le mouvement grandissait, plus le rôle et l’influence de l’extrême droite se réduisaient. Je sais que pour certains, à gauche, il est impossible de participer à un mouvement si l’extrême droite est également présente. Mais la réalité n’est pas aussi pure que la théorie politique et, à mon avis, le rôle de la gauche est de s’engager et de participer au mouvement. Un dernier détail à propos de l’extrême droite, il y a maintenant une lutte entre le parti Svoboda et le « Secteur de Droite », un nouveau groupe politique formé par des organisations nationalistes et une partie des houligans du monde du football. L’aspect le plus important est que le moteur de Maïdan était le peuple et pas les partis ou les organisations politiques : des gens ordinaires qui sont venus sur la place et qui sont restés jusqu’à la victoire. Certains l’ont payé de leurs vies.

Et pour la gauche en Ukraine ?

VC : Il y a maintenant un nouvel espace politique dans lequel la gauche peut être plus visible et plus influente. Auparavant la vie politique était monopolisée par les néonazis et les oligarques. Cela a en partie changé. Maintenant la force active, c’est le peuple ukrainien. Maïdan a été la preuve que les masses étaient le vrai moteur du progrès et de la révolution. La gauche ne peut pas être comme elle l’était : élitiste et sectaire. Nous devons maintenant être plus inclusifs et travailler avec les larges masses. Nous avons à ouvrir nos perspectives, de les maintenir dans la réalité et nous engager dans toutes les questions sociales possibles. Plus que le contenu, la forme de notre activité est vraiment importante. Bien sûr nous devons construire de nouvelles plateformes comme des centres sociaux, et institutionnaliser quelques initiatives issues de Maïdan. Mais plus que tout, la gauche doit sortir et écouter le peuple. Toute défaite de la gauche serait une victoire pour l’extrême droite. Nous devons écouter ce que veut le peuple dit et ne pas seulement prêter attention aux idoles du passé. L’absence de pratique politique peut créer des hallucinations théoriques…

Selon Vladimir Fišera, docteur de troisième cycle, chargé de recherche au C.N.R.S. et chargé de conférences à l’École pratique des hautes études :

À Kiev c’est la leçon des trois mois de lutte, les gens se connaissent désormais, savent s’organiser dans l’urgence et la clandestinité et avec Internet.

Le mouvement civique ukrainien inclut une partie importante des russophones natifs. Il ne cesse de se renforcer depuis 1991 visant l’indépendance nationale et tout autant le pluralisme.

C’est l’affirmation de valeurs d’auto expression, indépendante de l’obéissance à un État-Empire qui veut limiter la culture politique à des valeurs de survie. Y contribuent la nature pluraliste du gouvernement provisoire et en parallèle le maintien du mouvement de la Place Maïdan organisé de manière autonome et sur la base d’AG et de comités révocables, dont sont issus trois ministres. Ses diverses composantes -sociale, linguistique, religieuse, laïque – sont cimentées par l’expérience de ces 3 mois. S’y ajoutent la coordination des assemblées du peuple en province, la mobilisation d’une armée d’appelés et de volontaires, et la retenue non violente mais ferme face à l’occupation de la Crimée.

La tradition de Nestor Makhno et de son Armée Révolutionnaire des Insurgés de l’Ukraine 1918-21 qui affronta les Blancs et empêcha l’intervention étrangère et l’expansion des Bolcheviks russes, est réhabilitée. En effet cet allié de toujours de l’Armée rouge russe et libérateur de la Crimée en 1920 a vu sa commune ukrainienne anarchiste paysanne écrasée dans le sang quelques semaines plus tard par l’État bolchevik russe.

Or aujourd’hui Makhno, enterré au Père Lachaise en 1934, a en Ukraine ses statues et ses plaques, ses partisans paysans et étudiants ; ses œuvres écrites en russe sont enfin publiées en ukrainien. Son destin est bien décrit par l’historien russe Vassili Golobanov dans le premier livre qui lui soit consacré à Moscou (2013) : « il ne voulait pas être l’exécutant servile d’une volonté étrangère… Il insistait sur le principe de l’auto-organisation spontanée de la société.

Si on fait le bilan on constate qu’au fur et à mesure des trois mois, Maïdan a « réinventé » bon nombre de structures qui étaient propres à la Commune de Paris en réussissant malgré des idéologies diverses et contradictoires (Svoboda et Démocratie) à choisir de manière autonome et sur la base d’AG et de comités révocables pour les diverses fonctions dont il avait besoin. De même les délégations qui ont eu à négocier. Tous ces choix ont été publics et quand un nouveau gouvernement a été désigné par la RADA ils ont imposé leur droit à avaliser (ou pas) les choix.

Et il est de notoriété publique qu’ils n’ont pas l’intention de changer de méthode.

Photo : Despite the adverse weather conditions, protesters restored and rebuilt barricades under the snow in Maidan square. Kiev, Ukraine. December 12, 2013. Mstyslav Chernov, 12 December 2013.