Lorsque vous pensez aux travailleur·euses entravé·es par l’étiquette d’« entrepreneur indépendant », vous ne pensez probablement pas aux pêcheurs de homards du Maine. Mais il s’avère que les homardier·es – titre revendiqué par les femmes et les hommes qui pêchent et vendent des homards pour gagner leur vie – ont quelque chose en commun avec les intérimaires des entrepôts et les chauffeurs Uber. En tant qu’entrepreneur·euses indépendant·es, ils et elles se voient refuser les droits de négociation collective et les diverses autres protections et avantages sur le lieu de travail accordés (à certains) par le droit du travail américain. Et la stratégie qu’ils et elles ont utilisée pour faire face aux bas salaires est une stratégie que des travailleur·euses exploité·es de la même manière pourraient vouloir essayer aussi : elles et ils se sont associé·es à un syndicat pour créer une coopérative appartenant aux travailleur·euses. Les homardier·es se sont associé·es au syndicat International International Association of Machinists and Aerospace Workers (IAM) pour créer à la fois une section syndicale et une coopérative de commercialisation de leur pêche. Leur succès démontre comment l’affiliation syndicale associée à la propriété des travailleur·euses peut renforcer le pouvoir des travailleurs.

Une période troublante

L’année où tout a commencé a été difficile pour les homardier·es du Maine, le prix du homard ayant chuté à son plus bas niveau en 20 ans, soit 1,80 dollar la livre en 2012, bien en deçà de son niveau habituel de 3 à 4 dollars. Malgré leur travail acharné, ils et elles ne pouvaient pas subvenir à leurs besoins et à ceux de leurs familles.

Parce qu’elles et ils étaient des entrepreneur·es indépendant·es, il leur était interdit de s’organiser pour exiger un meilleur prix pour leurs prises. Ils et elles n’avaient d’autre choix que d’accepter les prix proposés par les acheteurs sur les quais, qui étaient souvent des représentants de multinationales uniquement intéressées à obtenir le prix le plus bas possible.

Lorsque les homardier·es frustré·es ont menacé d’arrêter de pêcher jusqu’à ce qu’ils et elles puissent obtenir un prix de vente équitable, l’État a répondu en les menaçant d’une poursuite antitrust, affirmant qu’il était illégal pour eux et elles de consolider leur pouvoir économique par un arrêt de travail. Les homardier·es ne voyaient pas comment obtenir un salaire décent.

Le syndicat IAM s’implique

L’idée est née autour d’une table d’une cuisine en décembre 2012, alors qu’un homardier dînait avec son frère, ouvrier du chantier naval de Bath Ironworks et membre du district 4 de l’AIM. Lorsqu’il a décrit les difficultés auxquelles il était confronté, son frère a suggéré qu’ils et elles pourraient avoir besoin d’un syndicat. Les homardier·es ont contacté l’IAM et ont commencé par rencontrer Dave Sullivan, représentant du district 4 de l’AIM, et Joel Pitcher, un membre de l’AIM issu d’une famille de homardier·es. Sullivan et Pitcher ont reconnu qu’il ne s’agirait pas d’une campagne de recrutement syndical classique. Il n’y avait pas d’employeur avec lequel négocier, et aucun moyen d’obtenir une convention collective. Mais ils ont également constaté que les homardier·es voulaient les mêmes choses que leurs autres membres syndiqués : utiliser leur pouvoir collectif pour obtenir le contrôle sur leur vie professionnelle et gagner suffisamment pour subvenir à leurs besoins et à ceux de leur famille. Avec l’approbation de la direction du territoire de l’Est du syndicat, Sullivan et Pitcher ont lancé une campagne non traditionnelle pour organiser les homardier·es du Maine. Ils ont commencé à organiser des réunions régionales et ont tenu une session au centre de formation du syndicat dans le Maryland. Dans ce moment collaboratif, les homardier·es ont partagé leurs expériences, exploré les contraintes réglementaires avec les membres du syndicat et se sont renseigné·es sur la représentation syndicale. En février, 1999 homardier·es avaient adhéré au syndicat. Ils et elles ont devenu·es membres de l’IAM en tant que nouvelle section locale 207, et connue de manière informelle sous le nom de « Lobster 207 » (Homard 207). Le réseau de homardier·es organisés a continué à se développer tout au long de 2013.

Un modèle de coopération

Peu après la formation de la section locale, les membres et les responsables de l’IAM ont commencé à explorer l’idée de créer une coopérative de commercialisation, une structure légale permettant aux homardier·es de collectiviser leur pouvoir de vente. Bien que des coopératives locales de pêcheurs de homards existaient déjà dans le Maine depuis des années, ces petits collectifs avaient depuis longtemps perdu tout pouvoir de fixer les prix sur les quais et n’avaient pas d’influence sur les réglementations à la Chambre de commerce de l’État. L’IAM et ces homardier·es imaginaient quelque chose à l’échelle de l’État, avec une plus grande influence sur le marché. En septembre 2013, l’IAM a aidé les membres à se constituer en coopérative de commercialisation à l’échelle de l’État. La coopérative, également appelée Lobster 207, a été conçue pour permettre aux homardier·es de vendre leurs prises collectivement sans violer les lois antitrust fédérales. Les membres ont accepté de voter démocratiquement sur les grandes décisions, et de partager tous les profits entre les homardier·es qui vendaient leurs homards à la coopérative.

Une fois la coopérative formée, l’IAM et les membres de Lobster 207 ont travaillé à la création d’un modèle commercial viable. Ils ont décidé d’acheter une installation de vente en gros de homard, où leurs prises pourraient être préparées pour être vendues sans intermédiaire.

Comme ce type d’entrepôt est rarement mis en vente, Lobster 207 n’a pas trouvé d’installation disponible avant 2017. Ils ont ensuite rencontré un obstacle de taille lorsque plusieurs banques ont refusé de leur accorder un prêt pour acheter l’installation. L’IAM est intervenue pour aider à conclure l’affaire. Le syndicat a aidé à obtenir un prêt bancaire de la Bank of Labor, et a facilité des prêts non garantis de sections locales de l’IAM. Le reste de l’opération consistait en un report d’échéance du vendeur. Tout cela a permis la transformation d’une entreprise privée en une coopérative soutenue par les syndicats. Les homardier·es pouvaient désormais vendre leurs prises sur une installation dont ils et elles étaient propriétaires. Aujourd’hui, la coopérative Lobster 207 achète les homards de 130 bateaux membres. Elle a mis en place un réseau de clients de gros et de détail, ainsi qu’une forte présence en ligne de vente directe aux consommateurs. (Vous pouvez commander une livraison sur leur site web, lobster207.com, pour vos propres occasions spéciales ! Le homard peut être livré dans tout le territoire des États-Unis, avec une main-d’œuvre syndiquée lorsque cela est possible).

L’influence de Homard 207

Au-delà de la réussite de sa mission centrale de renforcement du pouvoir économique des pêcheurs de homards, la section 207 a également installé une expérience significative pour ses membres dans le mouvement syndical et le paysage politique du Maine. Grâce à leur syndicat, les homardier·es ont fait pression pour obtenir des lois et des politiques qui protègent à la fois leurs moyens de subsistance et les ressources naturelles du Maine. Par exemple, Lobster 207 a travaillé avec l’organisation écologiste Sierra Club pour faire échouer un projet qui comprenait le dragage de la baie de Penobscot dans le Maine. Lobster 207 adhère à l’idée que la viabilité à long terme de l’industrie de la pêche au homard repose sur un environnement durable. Les membres se sont également engagés dans la solidarité avec le mouvement ouvrier au sens large, notamment en aidant à faire échouer un projet de loi sur le droit du travail en 2015.

La décision de mener cette campagne de recrutement non traditionnelle a également été bénéfique pour l’IAM – étendant l’influence du syndicat à un nouveau secteur et à de nouvelles communautés. Neil Gladstein, responsable retraité des ressources stratégiques de l’AIM, a déclaré que le partenariat avec les homardier·es du Maine avait suscité la bonne volonté de nombreuses petites communautés qui considéraient auparavant les syndicats comme des organisations extérieures.

Un modèle pour les travailleur·euses « mal nommé·es » ?

L’histoire de Lobster 207 offre une fenêtre sur le potentiel de l’adhésion à un syndicat et de la propriété des travailleur·euses pour donner du pouvoir à d’autres travailleur·euses qui sont de véritables entrepreneurs indépendants ou qui sont exploités – où les travailleur·euses sont nommé·es à tort comme entrepreneurs indépendants, alors qu’en réalité ils et elles travaillent et génèrent des bénéfices pour une entreprise – ce qui est une tactique courante des entreprises pour refuser aux travailleur·euses un salaire équitable, des avantages et même des protections sociales de base. Cette forme d’exploitation est très répandue dans de nombreux secteurs économiques, par exemple dans les entreprises utilisant des applications comme Uber, Lyft, Handy et Doordash. Il peut sembler difficile pour les syndicats de soutenir les entrepreneurs indépendants et les travailleur·euses « mal nommées », car ils et elles ne peuvent pas négocier avec un employeur ou obtenir une convention collective. Mais l’histoire de Lobster 207 démontre qu’une approche non conventionnelle peut aider ces travailleur·euses à construire un pouvoir collectif.

Le nouveau rapport, A Union Toolkit for Cooperative Solutions (publié par le Community and Worker Ownership Project de la School of Labor and Urban Studies de la City University of New York), raconte cette histoire et six autres études de cas où les syndicats ont aidé les travailleur·euses à créer des coopératives. Les autres cas concernent des travailleur·euses du secteur de la santé, des télécommunications, de la fabrication et des épiceries. Cette boîte à outils analyse les ressources, les capacités et les compétences démontrées par les syndicats engagés dans la formation de ces coopératives, et suggère que d’autres syndicats peuvent déployer ces mêmes outils pour aider les travailleur·euses à relever collectivement les défis qui dépassent le cadre des conventions collectives dans les entreprises. Si les syndicats sont ouverts à de nouveaux types d’organisation et à de nouveaux modèles de propriété, nous pouvons renforcer notre pouvoir dans une économie en mutation où nous sommes de plus en plus exploité·es.

7 février 2022

Traduction : Patrick Le Tréhondat

Source : Publié par Labor Notes