L’histoire
Difficile de donner une date à la création du R2R. Au mieux, on peut savoir à partir de quand on l’a nommé comme ça. Nous nous inscrivons dans une continuité de structures qui se posent la question politique de l’autonomie alimentaire et du soutien aux luttes. Des collectifs qui nourrissent les zads, les squats, les lieux en lutte, en organisant la récup’, la transfo’, des cantines, des boulanges… Depuis l’émergence des grands camps altermondialistes, la lutte anti-capitaliste revit et se dote de structures matérielles et organisationnelles (développements stratégiques dans les contre-sommets des G8, de l’OMC…) pour opposer un rapport de force à la privatisation du vivant.
À Rennes, au début des années 2010, cinq ou six cantines, environ une cinquantaine de personnes, alimentent les lieux de lutte. Ces cantines se connaissent, se nourrissent mutuellement de leurs expériences, s’empruntent régulièrement du matériel et échangent sur leur mode d’organisation. Pour se coordonner, elles réunissent leur matériel dans un local et mettent en place des outils papiers ou numériques pour pouvoir rendre l’organisation des emprunts simple et durable dans le temps. Elles choisissent de mettre en commun une partie du bénéfice que le prix libre leur donne sur les cantines pour améliorer leur équipement de cuisine. Avec le temps, elles ont construit l’envie d’ouvrir cette mutualisation du matériel à d’autres groupes pour qu’iels puissent emprunter le matériel à prix libre, pour que cela serve d’appui matériel à l’auto-organisation d’évènements militants, mais pas seulement. Cette formalisation a été une protection face à la possibilité que cette mutuelle ne survive pas aux conflits politiques internes auxquels nous étions exposé·es. Cette mutuelle créée en 2013 s’appellera La Chouette Cantine et on peut toujours y réaliser des emprunts ! Inspirée de La Chouette, une mutuelle de matos d’évènementiel – La Mutmat – sera créée peu après, mettant à disposition structures, électricité, plomberie, sonorisation, … à prix libre aux évènements faisant activement un travail d’accessibilité et de lutte contre les oppressions.
Au printemps 2016, la loi travail enflamme la rue et les esprits. Elle fédère contre elle des groupes politiques aux conceptions différentes (syndicats, associations, collectifs) qui s’opposent à l’attaque du droit du travail et construisent des appuis matériels communs. À Rennes, la maison de la grève – ouverte depuis 2010 à la suite des mobilisations contre la réforme des retraites – accueille alors plusieurs fois par semaine des cantines pour faire se rencontrer le mouvement d’opposition et sert de lieu d’organisation de la lutte. Des commissions de travail sont créées : comment mieux nous loger, quel squat d’activité voulons-nous, comment évaluer la pertinence de nos formations théoriques…et comment nourrir les piquets de grève. La commission alimentation sera la seule commission qui survivra aux années, notamment en travaillant avec les cantines rennaises. Le mouvement social intensifie le travail de coordination des cantines et elles se fédèrent pour créer Le Cartel des cantines qui absorbera vite l’existence des cantines séparées pour n’en former qu’une.
La commission alimentation travaille sur l’autonomie alimentaire, sur les questions de production et de distribution. Elle trouve de la bouffe en volume en la récupérant auprès des nœuds logistiques de la grande distribution mais à terme le but est de s’en passer. Elle fait du lien avec des paysan·nes qui fournissent des cagettes de légumes, un voisin leur prête un champ et ielles y cultivent des patates, des courges, des carottes, des oignons… Pendant deux ans, le Cartel des cantines et la commission alimentation travaillent ensemble en alternant leur réunion pour que les individu·es s’impliquant dans un groupe puissent aussi travailler dans l’autre.
En 2018, on commençait les distrib’ alimentaires ouvertes régulières. En 2018 aussi, le ravitaillement de la grève des facteur·ices – de janvier à mai – s’est faite quasi exclusivement avec notre production et les dons des maraîchèr.es. On a ravitaillé 3 mois les postier·es, puis on les a amenés à la zad et ils y ont monté un bureau de poste. Et on s’est beaucoup inspiré·es de La Cagette des terres, le réseau de ravitaillement de la zad de Notre-Dame-des-Landes où, depuis la campagne, le milieu paysan ravitaille les luttes urbaines et qui, à ce moment-là, nourrit la bataille contre l’expulsion.
Cette année-là, on avait la marchandise, on avait la réflexion, on avait le réseau. On a rassemblé nos forces et on a créé le Réseau de ravitaillement des luttes en pays rennais.
L’environnement interne
Sur le temps long, notre devoir politique est d’améliorer l’organisation horizontale de notre groupe, alors aujourd’hui on théorise et on met en pratique une gestion politique/particulière de groupe. On traverse le temps en se questionnant collectivement sur notre environnement extérieur et intérieur. Les collectifs qui vivent sur le long terme sont ceux qui traversent les crises en développant des outils qui les renforcent dans le but de créer une identité commune, un imaginaire commun qui vise à nous dépasser. Nous créons et théorisons la création d’un exemple d’amélioration de la production, de la distribution, de l’alimentation.
Voilà comment on s’en sort !
Nous organisons notre ouverture
Notre histoire est partie d’un groupe affinitaire qui s’est séparé en un groupe fermé et un groupe ouvert. Un groupe ouvert nécessite une bonne organisation pour continuer à avancer dans la même direction. C’est être ouvert à des cultures et des sensibilités différentes. On est tellement imprégné·es de culture individualiste dans la vie urbaine que c’est compliqué de réaliser un groupe communiste ouvert. Alors on formalise des bases politiques et des outils pour transmettre au mieux ce qui nous a construit : nous choisissons collectivement l’utilisation qui est faite de la valeur que nous produisons ensemble pour nourrir les luttes avec un travail émancipateur, qui nous offre une prise sur sa finalité. Nourrir les luttes d’émancipation en étant ouvert. Voilà le point de départ. Il fonde l’identité du groupe et c’est cette identité commune qui prédominera sur les individu·es.
C’est elle qui permettra à des personnes de cultures différentes d’intégrer le groupe sans le subvertir. Par là le réseau est un lieu privilégié d’éducation populaire. On teste des choses, on foire, on apprend. On peut y apprendre plus ou moins tout. C’est une porte d’entrée dans l’auto- organisation des groupes en lutte. Pour quelqu’un·e qui n’a jamais eu l’habitude de s’organiser collectivement, c’est une formation à grande vitesse.
Si les plus ancien·nes ont à cœur que le réseau continue son travail politique en posant des bases, les nouvellaux sont largement invité·es à s’approprier l’outil et à le réinventer. En réalité, on est pas très fort en théorie, on a pas posé des trucs bien formels et c’est avec l’ouverture du groupe que ces problématiques se dégagent. Et qu’on y répond.
Nous organisons nos prises de décision
Pendant la semaine, toustes les camarades peuvent nourrir le pad de l’ordre du jour et tous les lundis, c’est la réunion opérationnelle. On y parle de la semaine qui vient de passer, de ce qui a marché ou pas, de l’énergie que ça nous a pris. On y parle de la semaine à venir, des engagements qu’on y a pris et de comment se passent les préparatifs. On y discute des propositions qui nous sont faites par mail, et on expérimente la démocratie directe. Si parmi les camarades présent·es certain·es sont dispos et motivé·es par la proposition alors ielles se chargent de répondre positivement au mail, et seront responsables de mener la mission au mieux. On se met ces missions sur un fichier accessible par toustes pour que chacun·e puisse participer plus facilement et retrouver ses engagements sans avoir à fouiller dans les compte-rendu. On y discute des dépenses d’argent. La plupart du temps, c’est sur la base du consentement implicite que les décisions sont prises. Tout le monde n’est pas obligé de parler sur tous les sujets mais tout le monde a un droit de veto ou de report de la décision à une discussion future.
Si l’horizon politique est un bon usage du rapport de force, nous ne nous illusionnons pas sur le fait qu’on y soit parvenu·es. C’est un travail permanent de développer des outils encadrant les rapports de force pour qu’ils soient moteurs de l’amélioration de l’horizontalité de notre organisation. La prise de décision en consentement implicite a paradoxalement l’effet de ne pas permettre aux opinions divergentes de s’exprimer. Si on a l’impression que le groupe pense plus ou moins la même chose que ce qui est dit, on peut facilement réprimer son avis divergent en se disant qu’il est marginal ou impertinent. Alors pour les grandes décisions, on fait des tours de table pour que chacun·e puisse tour à tour s’exprimer. On peut passer un sujet sur plusieurs réunions pour que plus de monde puisse parler avec le groupe. Si l’ampleur d’une discussion la rend impossible à avoir en réunion, deux ou trois personnes se chargent d’organiser une réunion politique. D’une demi-journée au moins, avec un maximum d’entre nous, les réunions politiques nous permettent de définir collectivement notre positionnement sur des points sensibles. Quand un conflit prend trop de place, il devient un problème collectif. L’orgueil et la fierté individualisent tant les problématiques qu’il est difficile de s’en extirper seul·e. La crise se pointe et des personnes amènent le dialogue.
L’écoute des camarades et l’expression de nos désaccords nous font sortir des crises par le haut. On peut parier que ces personnes émergent d’elles-mêmes quand la crise se pointe ou formaliser des mécanismes de choix de ces médiateur·ices pour être prêt·es quand la crise se pointe.
Nous organisons notre responsabilité
La confiance du groupe envers les camarades se crée au fil du temps. Elle se crée en partageant des victoires. En traversant des défaites. Elle se crée en reconnaissant ses erreurs devant le groupe. La faute n’appartient pas à l’individu·e, elle revient toujours en partie au groupe. Nous ne pouvons changer notre fonctionnement si l’individu·e ne transmet pas aux autres son erreur et ses raisons.
Certaines tâches n’ont pas toujours besoin de l’aval du collectif et ne peuvent absolument pas ne pas être faites. On crée alors des mandats pour elles. Chaque mandat contient la description du travail à mener, la durée du mandat, la personne en charge et la date de prise de mandat. Les mandaté·es rendent des comptes régulièrement au groupe. À terme, l’amélioration de ces mandats, dans leur forme, leur diversité et leur contenu, permettra de formaliser l’activité, de faciliter la transmission et d’autonomiser la réalisation des tâches vitales pour le réseau.
Par exemple, nous avons réellement besoin de notre camion chaque semaine, alors on a fait un «mandat camion». Une ou deux personnes sont chargées du bon fonctionnement du camion : de l’entretien, des rendez-vous avec le garage, de l’assurance… Elles n’ont pas à consulter le groupe s’iels pensent qu’il faut acheter une pièce pour la changer. Sauf si elle coûte un bras. Iels communiquent au groupe les dates de rendez-vous et si un·e camarade veut venir apprendre à changer des plaquettes de freins, iel est bienvenu.e !
De même, deux personnes sont mandatées pour le maraîchage. Le groupe leur fait aussi confiance pour les investissements relatifs à leur mandat. Si la confiance envers les personnes mandatées pour une tâche importante s’érode, l’utilisation faite de l’argent collectif par les personnes mandatées sera observée avec plus d’attention. Le mandat n’efface pas mécaniquement les problèmes de prise de décision, et encore une fois (presque) tout reste à inventer.
Nous organisons l’autoformation par et pour tous·tes
On travaille à sortir d’un mode de fonctionnement avec un gros turn-over. Ça nous pose des problèmes de transmission d’information, de formation aux outils, de présentation de notre histoire et d’inclusion dans le groupe. On n’apprend pas à organiser des cantines pour 100-200 personnes en une fois. On peut créer des fiches « cantines « (ou de très jolis livres, voir « Cantines, précis pour l’organisation de cuisine collective «) pour détailler ce à quoi il faut penser en préparant une cantine, comment anticiper les galères, mais rien ne remplace la transmission humaine. Si le R2R est un espace de passage pour certain·es, les personnes qui quittent le réseau ne partent jamais très loin et continuent à s’organiser dans des espaces collectifs, iels continuent à faire partie du mouvement social rennais d’émancipation. Le temps passé à la transmission n’est jamais du temps perdu. Par contre, le turn-over pose un problème de reconnaissance. Pour créer des liens forts avec les unions syndicales locales, il nous faut déjà être reconnu·es par elles, et pour cela il vaut mieux que les représentant·es du réseau ne changent pas trop souvent, pour un souci de visibilité de leur part et de compréhension des alliances potentielles et des divergences stratégiques du nôtre.
On répond au turn-over de deux façons complémentaires aux raisons contradictoires : d’un côté les tâches vitales pour le réseau sont assurées par les personnes les plus ancrées et les moins susceptibles de quitter le réseau à court terme, on s’assure par-là que cela pourra être fait et de l’autre, on organise des moments de formation pour former de nouvelles personnes à la réalisation de ces travaux. Cette décentralisation des savoir-faire permet de décharger mentalement les responsables des mandats vitaux, de responsabiliser et d’intégrer les nouvellaux arrivé·es en demande de travail et d’accélérer l’amélioration des outils collectifs en multipliant les sensibilités qui y portent leur attention.
Nous organisons notre espace temps de travail
Ça peut être compliqué de s’investir à moitié. Les réunions toutes les semaines font que si tu lâches un peu c’est difficile de prendre part aux décisions. Celleux qui s’impliquent à moitié veulent souvent faire les petites mains, parce qu’ielles sont en étude ou en 35 heures/semaine. Même en ne travaillant qu’une heure ou deux par semaine pour le réseau, on peut être une vraie force. Puisque les responsabilités sont prises au bon vouloir, si quelqu’un·e veut se surcharger de travail c’est très facile à faire. Fonctionner à la volonté permet à chacun·e de choisir le degré d’implication et l’énergie qu’iel a envie de donner au réseau les semaines suivantes. Sauf que des fois on peut se sentir débordant.e d’énergie et à ce moment là s’engager sur plein de trucs en peu de temps. C’est difficile de prévoir des semaines à l’avance l’énergie qu’on aura le moment venu. Alors on fait attention les un·es aux autres, si on remarque que quelqu’un·e parmi nous s’ensevelit sous les engagements on va lui faire remarquer, insister s’il le faut, s’inquiéter de son état. Mais chaque semaine, si tu veux du taff y’a de quoi faire alors si lae camarade nous affirme plusieurs fois que y’a aucun problème avec la quantité de travail qu’iel a pris à assumer, on peut pas aller contre sa volonté… Alors on se raconte les un·es les autres comment on fait, chacun.e, pour gérer son implication, son investissement personnel. Nous conseillons de ne pas venir à la réunion hebdomadaire quand on a pas d’énergie pour ne pas se re-surcharger. Nous demandons de savoir dire au groupe quand on arrive pas à assumer une responsabilité qu’on a prise. Pour que l’on puisse trouver si nécessaire un autre moyen de répondre à la tâche. On apprend à distinguer ce qui est nécessaire ou pas. C’est pas grave si y’a pas de thé café à la manif, c’est pas grave si une cantine de 30 personnes en ville est annulée. Une cantine de 200 personnes sur un week-end, vaut mieux pas qu’elle tombe à l’eau ou l’évènement n’a pas lieu. Est-ce que refuser plusieurs fois de participer à des cantines de soutien aux exilé·es fait de nous de mauvais militant·es ?
Certain·es se sont cramé·es à vouloir répondre à tout. Nous devons nous construire autour de la recherche de l’efficacité politique et un·e militant·e épuisé·e est un·e mauvais·e militant·e. Chaque action doit être jugée selon son efficacité politique particulière et pas sur la valeur que le récit lui prête, sinon certaines vaudront tout notre épuisement.
Tout réside dans comment nous construisons les structures qui nous portent pour que nos corps puissent vivre l’immensité des buts politiques qui nous réunissent. Nous nous défendons de l’idée que nos personnes ne sont pas assez bien pour les outils que l’on met en place pour poursuivre ces buts, et nous poursuivons le travail de développement de ces outils pour qu’ils nous mènent agréablement vers de grandes victoires.
L’environnement extérieur
Nous sommes l’organe d’un mouvement autogestionnaire au carrefour du monde des alternatives, des pratiques de l’éducation populaire et de l’affirmation d’un rapport de force politique.
C’est top de s’occuper de ravitailler les collectifs antiracistes, féministes, écologistes.
Les cantines
Depuis la fermeture de la maison de la grève, nous n’avons plus de lieu fixe où faire des cantines chaque semaine. Ces derniers temps les grosses cantines qu’on a faites étaient surtout sur des évènements de «Nous Toutes 35». C’est utile aux combats des allié·es, ielles gagnent du temps, ça nous apprend à travailler ensemble, ça leur coûte moins cher et ça nous fait rentrer un peu de thunes. Pour les cantines, si on est super autonomes c’est grâce à l’héritage matériel et organisationnel des cantines rennaises. Tout ce qu’il faut c’est…beaucoup de temps. En fonction des récup’ qu’on complète avec quelques courses, on compose des menus et on emprunte tout le matériel nécessaire à La Chouette cantine. Un livre Cantines, précis d’organisation de cuisine collective contient à peu près tout ce qu’il y a à savoir pour faire la bouffe pour quelques centaines de personnes dans les meilleures conditions. Sans lieu fixe, après une forte répression qui a rendu difficile la tenue des squats et en dehors de mouvements sociaux forts, les cantines s’effacent dans l’activité hebdomadaire du réseau.
Pour le printemps maraîchin dans le marais poitevin en mars 2022, on a fait partie des cantines qui ont nourri les milliers de personnes présentes. L’appel à mobilisation était appuyé par Les Soulèvements de la Terre qui envoient du lourd dans la lutte proactive sur les questions paysan·nes, technologiques et écologiques. La lutte locale était contre l’installation de méga- bassines de rétention d’eau qui pomperaient l’eau dans les nappes et les cours d’eau en hiver, pour assurer l’arrosage des monocultures intensives du complexe agro-industriel dans un contexte d’augmentation des restrictions d’eau pendant les périodes sèches, amenées à être de plus en plus fréquentes, et intenses. On s’est coordonné·es avec une petite dizaine d’autres cantines de lutte du Grand ouest venant de d’Angers, de Poitiers, de Chateaubriand et de Bressuire pour se répartir l’organisation et la logistique de la bouffe et du matos. On s’est quitté·es en se donnant toustes rendez-vous deux mois plus tard pour prendre le temps de se rencontrer, de se former sur nos pratiques et de penser ensemble notre travail commun.
Le maraîchage
Ça fait deux ans approximativement qu’une sympathisante nous a filé l’exploitation d’une dizaine de parcelles qu’elle n’utilisait pas. Le champ est à une demi-heure de voiture de la ville, alors là-bas on ne plante que ce qui ne nécessite pas une présence hebdomadaire : des patates, carottes, oignons, des courges… On continue son exploitation cette année, et on lance celle d’un nouveau terrain, aux abords de Rennes. Des camarades qui ont repris une ferme nous offrent quelques centaines de mètres carrés d’hectares sur un terrain rapidement accessible en bus depuis le centre-ville. Si l’autoproduction vise en partie à fournir les cantines, on ne s’imagine pas pouvoir produire suffisamment pour couvrir nos activités toute l’année.
L’autoproduction nous permet de servir de porte d’entrée à l’organisation commune.
L’accessibilité de ce nouveau terrain permet de faire des plantations plus variées, qui demandent un entretien plus important, plus de travail avec plus de monde sur une exploitation non mécanisée. On y invite toustes les intéressé·es à venir mettre les mains dans la terre avec nous, tous les mercredis. La plupart d’entre nous, urbain·es, n’ont essentiellement jamais rien produit de tout ce qu’iels ont mangé, ou alors seulement quelques plantes aromatiques. En impliquant dans le travail de production les bénéficiaires des cantines ou des distrib’ ou des gen·tes en porte-à-faux par rapport au monde social, on promeut et réalise l’organisation ouverte d’un travail émancipateur dont on discute des potentialités de transformation sociale. On y discute de stratégie en plantant des fraises, en construisant une cabane à outils avec des matériaux de récupération.
L’autre but de l’autoproduction est de nous former au maraîchage, qu’on soit totalement novice ou qu’on ait été exploitant·e agricole, on apprend à faire en fonction de ce qu’on a et de ce qui existe déjà. Pour les semis, on a fait une demande de graines auprès d’un réseau qui nous les ont envoyées. En échange on s’engage à faire monter en graine des plantations pour refiler l’année suivante un paquet de graines à leur réseau. Un peu d’organisation et tout le monde y gagne. Avec l’aide des plans de fabrication de l’Atelier paysan on a fabriqué un porte-tout. On a pu acheter le matériel, se former à la soudure auprès de camarades pendant une semaine et construire ensemble nos outils de maraîchage. Ces outils que tout le monde utilisera sur le terrain seront des symboles des potentialités autogestionnaires. Formés à leur fabrication nous pourrons continuer à modeler nos outils et former des paysan·nes à modeler les leurs.
Trop souvent, nous ne militons qu’avec un cercle de personnes déjà convaincues et nous ne touchons personne d’extérieur. Nous grossissons nos différences, nous nous prenons la tête ensemble mais nous n’agissons pas politiquement. Si l’autoproduction a pour but évident l’alimentation, elle est aussi une porte d’entrée vers l’autogestion et se construit par et pour l’émancipation collective.
La distrib’
La même question se pose avec nos distributions alimentaires : si elles visent effectivement à l’alimentation des foyers, elles restent un outil politique faisant partie de la lutte d’émancipation des systèmes d’exploitation. C’est pourquoi nous travaillons à fournir une alimentation saine avec de la diversité pour promouvoir le droit à l’alimentation de qualité, comme définie par La Via Campesina. C’est pourquoi nos distributions sont ouvertes, sans condition de revenu et à prix libre. Au contraire, l’aide alimentaire institutionnelle sert à écouler les rebuts du commerce de l’agro- industrie auprès d’une population qui de toute façon prendra ce qu’il y a et renvoie les bénéficiaires à leur identité individuelle de pauvres en les infantilisant et le tout en utilisant des fonds publics par l’intermédiaire de réductions d’impôts offertes à la grande distribution « charitable «.
Tous les vendredis, de 14 heures à 17 heures, c’est la distrib’ à la Ferme de la harpe, à 5-10 minutes du métro. Deux ou trois personnes font la récup le matin, reviennent vers midi avec le camion chargé à la ferme et on décharge avec celleux présent·es. Avec la récup’, on fait à manger pour tout le monde et on installe des grandes tables. Après la distrib’, on fait un tour à la déchetterie, jeter le carton, le plastique, on passe rendre les cagettes vides aux paysan·nes en les remerciant et on ramène le camion.
Pendant les confinements, on a dû mettre en place un protocole sanitaire et réduire le nombre de personnes présentes en même temps. On a fait un site internet, onveut.durab.fr où on peut s’inscrire et réserver un créneau. Selon les récup’, il y a 4 ou 6 foyers qui viennent par 1/4 d’heure. Le site internet facilitait grandement le travail et nous avons décidé de le garder. Le site permet de mieux répartir la récup’ pour ne pas que les dernier·es arrivé·es n’aient plus que des patates et des carottes. Aux non-inscrit.e.s, on donne ce qu’on a en gros volume et on leur dit de repasser vers la fin, quand on saura ce qu’on peut leur donner.
Pour les distrib’, on est pas du tout autonome, on dépend totalement des miettes du capitalisme vert qu’on récupère gratuitement. Des miettes énormes à notre échelle. Même si des maraîchers nous fournissent en légumes de saison, les proportions n’ont rien à voir. Si une semaine on nous dit qu’il n’y a pas de miette, on prévient tout le monde sur facebook ou instagram que la distrib’ est annulée. On l’annule aussi quand un mouvement de lutte nécessite un ravitaillement conséquent.
Depuis qu’on est à La Harpe, le local nous permet de parler longuement avec les bénéficiaires, de leur proposer des boissons chaudes, des jus. Et de raconter l’histoire de ces jus. Du jus de pommes glanées autour de Rennes, pressées et mises en bouteille par nos soins, le tout habillé d’une super étiquette. Du jus de betterave qu’une agricultrice nous a offert en échange de temps de travail à la main sur un champ. On apprend à se connaître, on fait du réseau, on fait du social.
Récemment, nous avons refusé l’aide formelle à un autre groupe qui s’organisait collectivement. Ce groupe s’appelle Bretagne piquée à vif, une association se donnant pour but de «sanctionner juridiquement les atteintes portées aux personnes physiques et morales dans le cadre de la lutte contre l’épidémie de Covid par toutes les voies possibles». Le problème étant que leur communication rejette en bloc le discours scientifique concernant le vaccin en affirmant par exemple que « les vaccinations de masse doublent la mortalité Covid « ou leurs communiqués visent à terroriser leurs lecteurs en leur mentant, disant par exemple que le fondateur du Forum économique mondial, Klaus Schwab, écrit dans « Covid-19, La grande réinitialisation « un plan visant à « activer le génocide par les bio-nano-objets implantés « ou à « éliminer définitivement les opposants» en « activant le contrôle bio numérique des pensées, des émotions, de la physiologie et des comportements «. Déjà ces extrapolations sont fallacieuses et surtout elles n’émancipent aucunement les franges exploitées de la population qu’elles disent vouloir aider. Ces groupes cachent activement les dynamiques socio-économiques d’exploitation systémique en individualisant – sous la volonté de quelques hommes de pouvoir malintentionnés – les raisons de l’exploitation des peuples et du vivant. Alors nous avons refusé l’aide formelle à ce groupe, en leur disant qu’on était pas trop chaud·es du nouvel ordre mondial, mais que les distrib’ du vendredi étaient ouvertes à toustes et que les individu·es composant leur collectif pouvaient toujours y venir, et qu’on serait ravi·es de pouvoir échanger avec elleux en marge de la distrib’ sur les raisons qui nous amènent à rejeter l’idéologie dont iels semblent se faire le relais.
Beaucoup de milieux, de façons de se représenter le monde se croisent et s’échangent le vendredi. On édite une newsletter (presque) toutes les semaines avec un agenda des luttes locales, des liens vers des articles de presse et des recommandations de film, de livres… Quand on a l’énergie et la place, on rajoute une table pour présenter des brochures et des bouquins à vendre qui nous portent et que l’on veut faire connaître.
Construire la lutte
Le soutien matériel des agriculteur·ices vient d’alliances historiques qui ont été construites pendant des moments sociaux intenses. Ce sont ces souvenirs communs qui expliquent aujourd’hui nos échanges. Aussi nous participons à créer des structures communes avec des groupes politiques pour améliorer la puissance matérielle et organisationnelle de la lutte. On a arrêté de travailler avec certains groupes dont on rejetait les approches, parce qu’ils n’ont jamais voulu massifier leur mouvement ou développer de stratégie, certains trop radicaux ne parlaient plus à personne qu’eux- mêmes, d’autres nous enterraient dans le radicalisme rigide et la pureté individuelle.
Sur Rennes, on peut d’abord distinguer un gros pôle syndical : des grosses structures avec lesquelles on peut ponctuellement s’organiser mais qu’on galère à capter de manière générale. Nous avons des liens particulièrement forts avec certaines unions locales syndicales car un passé commun nous lie. Les actions communes ces derniers temps sont des petits services, sur une mobilisation particulière, une soupe vite faite sur un ralentissement du flux de marchandises, des boissons chaudes pendant ou à l’arrivée de la manif’. Avec elleux on voudrait étoffer les liens, améliorer la communication et inventer des actions pertinentes. Il nous arrive d’entendre parler d’un mouvement de grève par la presse la veille ou le lendemain de la mobilisation. Il n’y a pas ces temps-ci de grands mouvements de grève qui nécessiteraient notre soutien appuyé sur une longue période. Dans l’idée on pourrait discuter fréquemment avec les unions locales pour anticiper les grèves et choisir comment on veut travailler ensemble. On pourrait aussi utiliser l’un de leurs locaux pour y tenir nos réunions hebdomadaires et se rapprocher mécaniquement. Les syndicats perdent – ou ne gagnent pas – depuis suffisamment d’années pour que le syndicalisme voie ses forces et les envies de travail avec eux diminuer. Nous-mêmes n’étant pas syndiqué·es et en majorité loin du « monde du travail «, cela nécessiterait de grandes discussions collectives à l’intérieur du réseau pour savoir si certain·es ont envie de mettre l’énergie nécessaire à améliorer les liens que nous avons avec les syndicats. Aujourd’hui, nous nous contentons de leur rappeler régulièrement qu’on est là, qu’on lâche rien, qu’ils peuvent compter sur nous, et de répondre à leurs demandes.
On peut faire un deuxième pôle constitué de groupes politiques avec qui on a l’habitude de s’organiser depuis quelques années : des petits partis comme le NPA, des collectifs antiracistes, écologistes ou féministes ou des associations universitaires plus grandes. Il est bien plus facile de travailler avec ces groupes car on partage des présupposés communs dans les structures qui nous portent et nous construisons une proximité politique depuis longtemps. On se croise souvent, on échange régulièrement. On avance ensemble.
Un troisième pôle est constitué de collectifs autonomes plus jeunes, avec qui on partage moins ou pas encore d’expériences communes, soit parce que leurs pratiques ne demandent pas de faire des cantines ou parce qu’ils se passent très bien de nous, et c’est tant mieux !
Vive l’autogestion !
12 mai 2022